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Nortrope aimait les cas d'école, et l'histoire du faux attentat de 1975, que Palerno écouta avec le plaisir qu'on met à entendre les choses sues et ressassées, ne manquait pas de sel. |
Once upon a time, commença Nortrope, des stratèges avaient monté deux scénarios sur une même opération, avec des équipes différentes et des matériels sans ressemblance. Les membres des deux commandos n'avaient jamais travaillé ensemble, ne se connaissaient pas, ne savaient rien de l'opération jumelle, ignoraient jusqu'à l'existence d'une opération jumelle (il y avait le mot " twin " dans le nom de code de l'opération, t'en souvient-il, Palerno ?). La cible, maintenant que je parle, a très peu d'importance, ce devait être comme d'habitude les services de communication d'une ambassade appartenant à un bloc quelconque, ou la villa d'un indésirable relatif, un réfugié des pays chauds en mal de démocratie, ou en délicatesse avec la démocratie, peu importe. Le trait de génie selon Nortrope - avait consisté à utiliser les deux dispositifs, non par substitution (selon le schéma de la roue de secours), mais par consécution (le feu roulant). C'est ainsi que le premier attentat fut un faux attentat, ou un attentat manqué, qui servit à préparer le vrai, cinquante trois minutes après, et non pas une heure pleine, alors que la garde était baissée, la surveillance relâchée, et les taux d'adrénaline au plus bas. Nortrope précisa que la D.S. avait servi pour le scénario 1, action A. La première, pesa-t-il. Et Palerno comprit que c'était pour le rassurer, pas d'impact de balles, pas de mécanique exagérément sollicitée, une première main. Nortrope ajouta que pour certains professeurs, à son sens vulgaires, l'enseignement de ce cas d'école tendait à illustrer l'adage populaire selon lequel " plus c'est gros, et mieux ça marche ". Nortrope y voyait au contraire une subtilité sans fond, des possibilités infinies - à condition d'y mettre les moyens, précisa-t-il - pour gagner à tous les coups. |
Il
aimait beaucoup les stratégies et les dispositifs à détentes
multiples.
Palerno, couci-couça. Ils étaient maintenant sortis de Paris, l'autoroute était presque déserte, et ils n'allaient pas tarder à la quitter. La nuque de Nortrope dessinait un trapèze clair sur l'écran ébloui du pare-brise, trapèze aussi. Nortrope coupa court au bourdonnement radiodiffusé bitonal, le chat ronronnait. Tout esprit négatif en lui semblait éteint. Ils sortirent de l'autoroute du Sud avant la section à péage, et s'engagérent sur un réseau secondaire assez sinueux, destiné, à ce que crut comprendre Palerno, moins à leur faire gagner du temps qu'à faire la démonstration de l'efficacité des phares asservis au braquage des roues sur la D.S. En ces temps où le nouveau roman venait de naître, Palerno était convaincu que cet équipement avait constitué une réaction du monde industriel pour ressusciter une ambiance narrative de type balzacien, où l'on voit tout, où rien n'échappe au faisceau du narrateur, jusqu'aux buissons dans les virages. Ce n'était pas cet aspect des D.S. qui l'avait le mieux convaincu. Il fit part de cette réserve à Nortrope, dont il vit la nuque faire naufrage entre col et cheveux. |
Ils finirent par déboucher dans une sorte de cour mal entretenue et bordée d'arbres poussiéreux,
qui avait dû être autrefois le parking d'une de ces gares de province
reléguées loin du bourg et appelées pour cette raison même à
disparaître inéluctablement. Sur la plaque d'émail au centre du
bâtiment, n'était plus lisible que le tiret qui avait un jour uni ce
toponyme aujourd'hui perdu. Du chiendent, des vulpins s'épanouissaient
par plaques dans les lézardes du bitume défoncé, amarantes aussi,
mauvaises graines par milliards, brr ... Palerno réprima lentement un
frisson d'angoisse cosmique en visionnant, dans un précipité
vertigineux d'images, l'avenir ténébreux de ce parking. Six autres
voitures étaient déjà garées, assez sombres et toutes dotées d'une
cylindrée supérieure à la moyenne, toutes en rapport avec les fastes
et la symbolique de l'appareil d'État : voitures de défilés, voitures
de parade, voitures de préfets, leurs chauffeurs comme enfoncés dans
un profond rêve pour trois d'entre elles.
Nortrope avait coupé le moteur, il se retourna, tout sourire, mais coi. |
– Crois-tu que toutes ces autos ... ont été volées ? |
Nortrope
ne répondit pas, du moins ne répondit pas à cette question
précisément, il parla encore de sa D.S. qui, outre les nombreuses
qualités qu'il lui avait narrées, montrées et démontrées, avait
appartenu à un marabout de la Goutte d'Or qui était arrivé à la
charger. La charger ? s'enquit Palerno. Le pare-brise, murmura Nortrope,
les essuie-glaces : réceptacles à papillons, P.V., billets verts
tendres. Quiconque touche ce pare-brise se voit frappé de maladie, de
perte d'affection, d'abandon, de profonde déprime. Et très peu de gens
les touchent en fait, parce qu'on sent ces choses, les dangers
imperceptibles et les sommations muettes. L'intuition, Palerno, il
arrive même aux contractuelles d'avoir de l'intuition. Mais ne te
méprends pas : intuition ou non, le but du marabout n'était pas
d'éviter les amendes, mais de punir en retour. Ne pas se laisser
frapper impunément. Payer, mais faire payer. Beaucoup plus fort que les
phares directionnels.
Et puis, comme revenant à lui, il murmura : " le Redresseur " en lui désignant le bâtiment obscur que la D.S. pointait de ses pare-chocs, et il fit un geste charmant avec deux doigts, comme pour donner congé à un enfant. C'était la première fois que ce bâtiment servait de point de rendez-vous. Le hall central n'était pas éclairé, la gare ne devait même plus être alimentée en électricité, et Palerno regretta que la coutume n'y fût pas d'arborer une cagoule, puis il se souvint qu'il portait un chapeau, et forclot par un petit grognement son rêve sectaire. Une voix dont la tessiture était celle d'un baryton lisait dans le calme. Elle ne se laissa pas troubler par le crissement des semelles sur la poussière du sol, parfois l'implosion désolée d'un gravat. |
... dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouayré et aorné l'humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente, par laquelle elle peut en estat mortel acquérir espèce de immortalité et, en décours de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence ... |
La voix s'interrompit brusquement |
– Ah, Palerno ... Vous voilà enfin. Nous pouvons continuer. Ne voyez-là aucun rapport avec votre tardive survenue, mais ... je passe quelques lignes. |
Palerno avait eu le temps de laisser ses yeux accommoder toute la noirceur de cette salle d'attente. Écoutant debout d'abord, comme en un office liturgique, il avait fini par repérer une place vide au bout d'un banc, à côté d'une silhouette massive. Le coude de l'homme frémit quand il s'assit. Il était le dernier, et le siège libre dans cette gare désaffectée le fit rêver quelques secondes à Camalaot, son siège périlleux. Il comprit alors que l'ambiance très douce, sans la moindre tension qui régnait dans cette salle était intimement liée à la conviction de tous, que ce serait à lui qu'écherrait le siège, et le péril de la mission prochaîne. |
... comme tu peulx bien entendre, le temps n'estoit tant idoine ne commode es lettres comme est de présent, et n'avoys copie de telz précepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores ténébreux et sentant l'infélicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne littérature ... |
Palerno n'arrivait pas à prêter l'oreille à cette voix
pourtant si chaude, un café noir justement sucré. Il n'avait jamais su
comment s'y prendre pour faire le bon élève, écouter quand il était
requis d'écouter, il avait très tôt compris qu'il ne pourrait que
rarement tenir un autre rôle que celui de professeur. À peine entré,
aux premiers mots entendus, il avait su que le seul objet de cet obscur
colloque, son seul enjeu et son unique portée était cela précisément
qu'il entendait sourdre de la bouche du Redresseur. C'était la lettre
de Gargantua à Pantagruel, profession de foi humaniste pour lecteurs
strictement humanistes de Rabelais, et il arrivait souvent au Redresseur
d'échauffer sa voix à la flamme de tel bon classique. Ce qui
déconcertait Palerno, c'était que le Redresseur eût aujourd'hui
choisi un texte à message, et plus que cela même, un texte débordant
de signification. On apprenait à l'école - ou on y avait appris en
d'autres temps - qu'il fallait y lire une promotion sans réserve de
l'éducation, mais certains exégètes s'étaient enhardis à y voir
aussi un encouragement à la désobéissance, au refus de la
répétition et de l'enchaînement des générations, l'affirmation du
nom individuel contre la semence de l'espèce. Le Redresseur s'était
tu, et Palerno se demanda depuis combien de temps il ne l'écoutait
plus. Ses yeux remontèrent des chaussettes du Redresseur jusqu'à son
visage, une lueur goguenarde éclairait ses traits. Il comprit que le
Redresseur les avait invités ce soir à comprendre autre chose, à
semer la graine de la désobéissance, ouvrir une nouvelle ère de
désordre et de chaos.
La voix de baryton reprit, comme après une longue interruption, ou comme après un fugitif assoupissement |