So, what ?
M. Davis


 

 

Un coup d'œil inquiet que Palerno jeta à la pendule digitale du tableau de bord, et que Roger croisa dans le rétroviseur invita le chauffeur à se justifier

– L'embrayage broute un peu, non ?

– Les feux sont trop nombreux, c'est pourquoi l'on perçoit l'embrayage qui broute, concilia le passager.

Désorienté par sa digression, ou consterné par la réplique, il se tint coi, aussi Palerno en profita-t-il pour glisser :
– Vous savez où vous allez, non ?
En général, les villes lui étaient d'insondables labyrinthes - il lui arrivait de pâlir au simple examen du plan d'un centre ville - mais il éprouvait depuis quelques instants l'impression de se faire balader. Non qu'il y eût, de la part de son chauffeur, intention délibérée de leur faire perdre leur temps ou de laisser filer le compteur, mais il le soupçonnait de s'être perdu dans la ville, comme il venait de se perdre dans son récit.
– Est-ce que l'on sait où l'on va ? risqua le chauffeur de remise.
Et le rouge envahit progressivement ses joues, comme obéissant à une commande par curseur. Ils étaient arrêtés à un carrefour, et Palerno s'attendait à ce que le feu passe au vert au moment précis où les derniers millimètres du front se seraient empourprés, dans un jeu de vases communicants.

Il se trouva que non.

Ils commençaient à s'enliser dans cette attente absurde, quand une conduite intérieure d'un volume dont l'ambition n'avait d'égale que la couleur voyante, vint se carrer en travers de la rue.

Dans la Buick, il y avait trois Indiens, de type sioux, avec leurs parures de guerre. Trois traits sombres leur barraient les joues. Deux guerriers sortirent très vite de la voiture, tenant à la main des aérosols dont ils vaporisèrent méthodiquement, par jets croisés, le pare-brise, puis les vitres, maintenant grasses et salement opaques. L'ex supposé G.I. se précipita sur sa boîte à gants d'où il sortit une arme de poing à canon hexagonal. Sans prendre le temps de consulter Palerno, il fit feu pour exploser le pare-brise qu'il finit de dégager grossièrement avec le canon de son arme : alors, une odeur pénible de kérosène, une odeur terriblement inflammable emplit l'habitacle, et Roger se précipita à l'extérieur. Palerno s'apprêtait à faire de même quand l'un des guerriers sioux se jeta sur sa portière entrouverte. Enragé par l'odeur qui induisait une sorte d'urgence, Palerno tira le bras du guerrier qu'il coinça d'une traction sèche dans la portière, qu'il rouvrit très vite. Puis, l'empoignant par le scalp, il la rabattit sur le visage de l'emplumé qui prit la poignée - zamak massif - de plein fouet dans son nez naguère aquilin. Comme une sorte de découragement commençait à se lire sur ses traits, Palerno fit en sorte que les parties nobles de l'indien d'opérette rencontrent son genou. Il s'écroula dans un râle indigne.

Bruit mat du crâne sur le macadam très lisse.
Palerno frotta sur son pantalon sa main où gluait encore le souvenir du contact rêche et gras du gel de coiffure du guerrier. Table des matières
Ils se trouvaient dans un secteur de la ville que Palerno ne connaissait pas, d'allure provinciale, serein, avec des couleurs de pastel lavé sur des immeubles bas. Au bout du bloc, une femme se tenait dans une encoignure, prostituée vraisemblablement, elle les observait. Les autres s'agitaient toujours, et un coup de feu déchira l'air densément pollué, le chauffeur riposta, et on s'habitua très vite à ce nouveau changement d'ambiance. Roger tira à plusieurs reprises, comme insouciant des limites de son chargeur, et le Sioux dans la Buick répondit sur le même ton. Il y eut une petite explosion, très sourde comme celle d'un bocal pressurisé dont on triomphe, et sans prévenir, une gerbe enflammée s'éleva du taxi, très haute, fière, lumineuse, dans un crépitement de bacon frit ; ils allaient forcément éveiller l'attention. Par scrupule, souvenir d'un respect vague des minorités opprimées, Palerno tira le corps de l'Indien au milieu de la chaussée, et à cet instant, celui qui les canardait s'enflamma. Il trébucha à droite, puis à gauche, dévia encore, et finalement se roula rageusement sur le sol, s'efforçant de maîtriser les flammèches avec une fortune incertaine. Il parvint enfin à se hisser sur la banquette garnie de plaids de la Buick dont une portière venait opportunément de s'ouvrir, et l'énorme limousine fit crisser ses pneus, laissant pour mort le Sioux assommé. Palerno s'accroupit, se pencha sur le corps. Ce n'était pas un vrai Sioux. Quelques lignes dans son maquillage étaient tracées à la diable un peu à la manière des Iroquois, et ce simulacre lui parut de toute façon ridicule, puisqu'on lisait clairement entre les lignes que ce clown avait le type blanc facilement reconnaissable du Minnesota, du Massachussets, ou des régions au nord de l'état de New York. Il semblait tendre la main vers Palerno, qui se pencha et saisit un petit carton au format carte de visite, que la marionnette affaissée semblait gentiment lui offrir. Il n'y avait plus de flammes, seulement un peu de fumée brune et des crépitements d'arrière salle de restaurant populaire. La carrosserie ravagée rayonnait sa mauvaise chaleur, des cloques se formaient sur la peinture métallisée, des pustules, éclatant parfois, laissant apparaître un vieil orange. Un gargouillis discret, opiniâtre, provenait d'un coin de trottoir de l'autre côté de la rue : Roger, l'ex-professeur passé chauffeur de remise, saignait à la joue, au bras sûrement aussi qu'il serrait contre son flanc comme une dame son sac à main.
– Je m'appelle Charles, prévint-il tardivement. Désolé que les choses aient tourné comme ça. Ne vous occupez pas de moi. Vous n'en avez pas le temps, signor Palerno.
Et sur le ton de l'agonisant qui va rendre son dernier souffle :
– Nous allions à La Guardia. Vol de 11 heures à destination de Paris.
Il ne s'écroula pas, détourna seulement les yeux.

L'animation au carrefour n'allait pas tarder à devenir embarrassante et Palerno revint sur ses pas, croisa la prostituée impavide qui lui parut un instant peinte en trompe l'oeil sur son seuil pistache. Il croisa trois rues qu'il prit systématiquement à gauche, défroissa en chemin sa veste de lin olive, et héla un taxi. Le chauffeur ne parlait pas un mot de Français, il n'avait pas l'air bavard, même en Américain. Il était 9h 50. Palerno lui demanda de le conduire à La Guardia. Il sortit le petit carton tout corné de sa poche. Une main rapide y avait tracé d'une écriture sans grâce

To bee
or not to be ... M. Palern !
Le taxi s'engageait sur les rampes d'accès de l'aéroport, quand Palerno écrasa un cafard qui depuis le début de la course, jouait aux montagnes russes sur la poignée de la portière. La radio diffusait Jumping Jack Flash, et Mick Jagger prétendait être né dans un ouragan de feux croisés. Suite ...