Il se retourna. Les traits du prestidigitateur étaient toujours insaisissables.

– J'aime bien le ronronnement de la machine, mais vous m'avez trompé, les fonctions du traitement de texte, pour accomplies qu'elles soient, n'ont rien de révolutionnaire, si c'est ce que vous attendiez que je vous dise.

– Mais ... l'histoire, M. Palerno ?

– Vous croyez que j'ai des entrées dans les cercles de l'édition ? Plaisanterie mise à part, je m'intéresse assez peu aux histoires, en général.

Et par la frappe combinée de trois touches, Palerno fit couiner la machine, et disparaître de l'écran l'histoire de Ludwig et de son contrat télévisuel. L'attirail de sauvegardes, de documents temporaires de toutes sortes dont était paré l'engin le laissa sceptique sur l'éventualité d'une destruction irréversible. Pour appuyer son geste, il interrompit l'alimentation électrique de la machine d'un coup de canif et se retourna vivement, assez vite pour lire sur les traits flous du prestidigitateur fluide un agacement mal contrôlé.
– Plaisanterie mise à part encore, dois-je voir une signification dans les allusions incessantes de ce récit aux chapeaux mous ?
Et de redresser le sien.
– Vous ne voulez donc pas savoir ce qui se passe à la fin, M. Palerno ?

Gardez-le pour vous : je n'ai jamais eu le courage d'aller jusqu'à la fin d'une histoire. En général, on me raconte la fin. C'est sans doute ce que vous allez faire, sans quoi je prédis que votre esprit ne pourra trouver le repos.

– Eh bien ... où en étiez vous, M. Palerno ?

– Je viens de découvrir que le personnage enlevé est en fait un cadavre, et Ludwig est mis hors-circuit.

– Oui, en effet, Ludwig sort de l'histoire à ce moment-là. Dans les heures qui suivent - mais vous savez, c'était prévu dans le plan des commanditaires - il y a un énorme battage médiatique, les journaux, la radio, la télévision, tout le monde s'y met pour orchestrer une sorte de campagne : Les media attaqués dans leur chair vive ! un producteur de programmes disparaît ! Ce n'est pas à vous, je pense que j'apprendrai l'existence d'une sorte de .... collusion entre les media écrits et audiovisuels : ce qui se passe à la télévision sert un peu de ressource inespérée dans les moments où il n'y a pas grand chose à dire. Il paraît qu'un Américain a fait une communication sur ce thème il y a quelques jours, dans un colloque, De la circularité des chaînes à la restriction du cercle, je crois.

– Bien sûr.

– Ensuite, les commanditaires réapparaissent. Personne ne les connaît en tant que commanditaires, ni d'Ève, ni d'Adam. Disons que dans le dispositif des media, ils détiennent des postes-clé, mais discrets.

– Des clés ... sous le paillasson ?

Le prestidigitateur exprima par un plissement des maxillaires qu'il lui était reconnaissant de faire preuve d'humour, mais il continua bien vite :
– Ces hommes, par des canaux différents et par des moyens qui évitent tout recoupement, font courir le bruit, sur des circuits concurrentiels, des chaînes différentes, si vous voulez, que c'est un truc de la chaîne du directeur enlevé pour se faire de la publicité à bon compte. Vous devinez sans doute, M. Palerno, où nous voulons en venir ...

– Je n'aime pas toujours qu'on parle par énigmes. Essayez d'expliciter, et je verrai ensuite s'il y a quelque chose à dire. Vous séquestrez un directeur d'unité de programmes. Pour quoi faire ?

– Pardonnez-moi, M. Palerno, nous nous contentons de vendre - Instructor, c'est le nom de ma société - nous vendons, comment dire ... des scénarios, oui, des scénarios, et nous savons que l'agence pour laquelle vous travaillez - et je ne parle pas du Ministère des Universités, bien sûr - travaille sur ce type de scénarios ... explosifs, et à forte valeur ajoutée. Nous cherchons des metteurs en scènes qui puissent donner vie à tout cela, ainsi que des directeurs d'acteur de qualité. Nous avons pensé que nous pourrions nous entendre.

– Ce que vous me dites, monsieur, est étonnant, doublement étonnant. Et cependant, Je vous demanderai de ne satisfaire ma curiosité que sur un point : pourquoi faut-il que le directeur de programmes meure ?

– C'est l'impondérable, prétendit le prestidigitateur. La part incompressible du risque. Elle intervient dans ce scénario sous l'aspect de cette mort accidentelle. L'homme meurt étouffé dans ses vomissements, entre les sièges, Ludwig fait une horrible scène lorsqu'il découvre les dégâts.

– Et que faire de ce cadavre ?

– Pour le savoir, il ne fallait pas détruire ce fichier.

– J'en parlerai, signor Istruttore ... J'en parlerai. Un mot, cependant : vous devez savoir qu'il existe des drogues qui peuvent, comment dire, produire une apparence létale, comme si vous aviez affaire à un mort, vous savez, les yeux retournés, le rythme cardiaque imperceptible ... Et je préfère m'en tenir à cette interprétation, et croire que tout au long de ce récit, c'est ce Ludwig qui est la véritable victime, et qu'il a été manipulé. Sincèrement, à quoi sert toute cette histoire, si ce n'est à faire de la publicité à des gens qui n'en ont pas besoin ? J'aurais bien vu un dispositif plus complexe, dans lequel une autre ... instance, quelqu'un d'autre, caché, dévoilerait la contrefaçon de l'enlèvement, et la fabrication de cette publicité écœurante...

– Mais, professore, vous n'avez pas ...

– Ne m'interrompez pas. Cela, pour vous dire que les scénarios de cette sorte ne m'intéressent pas, et moins encore les scénarios dont j'aurais à rectifier la fin, en catastrophe, parce que j'aurais affaire à des producteurs incompétents.

Palerno se leva, épousseta nerveusement sur son pardessus les résidus magnétiques qui s'y étaient accrochés, et sans un regard pour le prestidigitateur, remonta le corridor capitonné qui servait de siège à la société Instructor. L'ascenseur était encore à l'étage. Suite ...