Ainsi, au fil des récits déroutés, le silence commença à s'installer, et cette sorte de gêne épaisse qui envahit les gens qui sont, peu ou prou, des professionnels de la parole, quand ils s'aperçoivent que ce qu'ils disent ne suscite qu'une adhésion tiédasse de leur auditoire, ou une indifférence compatissante. Michel Frons, le premier, prit la parole pour entrer dans le vif du sujet, pour entrer dans le vif d'un sujet, n'importe quel sujet, c'est à dire pour faire autre chose que narrer des fables, et ce faisant, il souligna son geste inaugural, ne manquant pas de mortifier tous ceux qui avant lui avaient essayé et cru entrer dans la parole, mais qui n'avaient en fait rien dit.

– Je commencerai ... nous sommes là pour parler du Complot, je me trompe ? C'est ce dont j'ai envie de parler, moi, et je le ferai en assumant les risques du ridicule, les accusations de paranoïa ou de faiblesse mentale, parce que, c'est drôle, non ? je nous réserverais bien ce sujet pour après - ou bien un autre soir, Elmer ? - comment parler de l'interdit qui frappe le commentaire du Mal Évident ?

– On pourra aborder la question du responsable du complot ? Ça me semble important, comme question, ne serait-ce que d'un strict point de vue logique.

Palerno n'avait jamais vu ce sympathique et rigoureux drôle qui n'avait même pas mis de majuscule à ‘‘complot'', et plusieurs dans le cercle sentirent comme lui qu'il devait prendre ce qu'avait dit Frons pour une sorte de jeu de société, où chacun doit parler à son tour sur un thème donné, en l'exploitant à fond, jouant le challenge de l'exhaustivité. Michel Frons ne releva même pas la suggestion.
– Je consacre le plus clair de mon temps au Complot, c'est à dire que je sais que tout le temps que je n'obscurcis pas de mon travail, tout le temps où mon esprit ne se concentre pas sur un objet que j'aurais préalablement défini, est occupé par le Complot, tout mon temps clair, mes pensées non concertées. Une obsession. Mais une obsession pensée. Je voudrais aujourd'hui, à vous tous réunis ici, livrer les fruits - fugacement il va sans dire, car je sais que je ne les écrirai jamais de mes réflexions extravagantes. Et je peux vous dire dès maintenant qu'il ne s'agit que d'une conspiration d'image, qui porte sur l'image, et ne croyez pas que je veuille parler d'image télévisuelle ou de quelconques messages qui prendraient la forme d'une image ...
Michel Frons en profita pour appuyer son regard sur Palerno, mais sans intention particulièrement agressive ni caustique, il lui adressait son regard comme à un spécialiste de la question, et comme pour le dédouaner de reproches sous entendus.
– Ça concerne plutôt les fins du Complot, ses visées pratiques si on veut ... On pourrait le dire comme ça, comme un conte, ou comme le plan d'un projet très vague : il s'agirait de détruire l'image que l'humanité se fait d'elle-même.
Et il les regarda tous
– Ça se passerait sur fond d'abjection, l'abjection comme fond de l'image, ou son arrière-plan flou. Il s'agirait, mais je ne sais même pas comment je fais encore pour parler au conditionnel, de renvoyer à l'humanité une image d'elle-même tellement basse qu'elle n'oserait plus se plaindre de rien, plus rien reprocher, rien réclamer, prête à tout prendre au contraire, selon ses besoins qui seraient de plus en plus forts, de plus en plus pressants, prête à toutes les ... bassesses, toutes les exploitations, tous les totalitarismes, les tortures, tout. Mais une conséquence annexe consisterait dans le désintérêt des hommes pour leurs semblables : plus personne n'éprouverait un commencement de commisération vis à vis des autres hommes.

– Alors ... si on te comprend bien ... ce serait d'une sorte de complot ontologique que tu voudrais nous parler ?

Franck Odde venait d'intervenir, son visage était très noir, tous les membres de l'Institut savaient qu'il devait se raser régulièrement quatre fois par jour, et la dernière devait remonter à huit heures. Son ton était caustique. Il reprit :
– Je n'ai pas envie de te suivre dans des délires de ce genre, je n'ai pas envie de passer ma soirée à te suivre, parce que je n'ai pas trop compris où tu te mets, toi, dans ce Complot. Tu es sur la touche ? Tu es un témoin meurtri et impuissant ? Tu trouves encore l'énergie de plaindre tes semblables ? Comment tu fais ? Ça va, j'arrête, et je ne dirai pas que tu fais partie du complot, que tu ... collabores ... parce que je ne crois pas que les esprits dérangés qui fomentent le Complot - s'ils existent - aient besoin de tes théories ontologiques, ni besoin des théories de personne.
Et il ralluma un cigare que sa tirade avait éteint.

Table des matières

– Je crois moi aussi qu'il y a un complot, et qu'il y a des images qui tournent autour, mais je me plais à l'imaginer comme un complot contre les images ...
Il prit le regard de Yul Brinner pour nous scruter tour à tour, voilés par la fumée.
– Les hommes n'ont rien à voir là-dedans, ou alors comme simples victimes, très indirectes, des spectateurs victimes de la grève des images. Parce qu'il n'y a plus rien à voir, et les meilleurs aujourd'hui passent leur temps à nous le dire avec ce qui reste des images. Des restes.
Palerno sentit que le point de vue étroitement cinéphilique de Franck Odde en agaçait plus d'un dans la rosace, quelques grognements le rabrouèrent, et s'éleva une sorte de léger chahut, où tenta de s'installer une voix.
– Et moi, je dis que le complot a des ramifications dans la sphère de l'enseignement  ! Je dis qu'il y a une action concertée contre le Savoir et l'Autorité du Savoir. Les responsables sont jusque dans les ministères, et au-delà !

– Quelle sphère ?

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