Il était allé sur une plage de Santa Monica, rentré fatigué, dans un état bizarre, vraiment, dans un état proche de celui que produit le syndrome du restaurant Chinois.

Un sourire lui échappa.

Tant et si bien que la bizarrerie ce soir-là l'avait progressivement encerclé, jusqu'à construire un corps solide devant lui, crûment objectivé : dans sa propre maison, il n'était pas chez lui. Il nous raconta comment, se déplaçant dans sa villa, - de fonction, se fit-il rassurant, une sorte de gâteau de stuc rose comme dans les B.D. naïves des années 60 - il heurtait tous les objets. Tous lui parurent avoir changé de place, jusqu'au plus anodin ustensile de cuisine, comme un décapsuleur, par exemple, qui lui parut totalement déplacé. Il était dans cette sorte d'état, confia-t-il, où l'on s'effraie de s'affronter à l'étrangeté en tant que telle, où l'on a envie seulement de remettre tous les affrontements au lendemain, avec cette chance peut-être, que la réalité aura retrouvé un visage rassurant, que tout aura repris sa place.

Il usa donc sa soirée dans le souci des objets qui peuplaient la villa, s'épuisant en inventaires des meubles qui avaient forcément requis le concours de plusieurs hommes, et forts, pour leur déplacement. Cela précisément le révoltait, qu'il y ait eu plusieurs farceurs, concertés et complices. Sa bibliothèque surtout focalisa son attention : elle avait subi une translation du mur Est sur le mur Nord, les trois travées, mais pas un livre n'avait changé de place, il était prêt à le jurer, son classement ayant été fait selon un principe alphaffectif qui faisait se côtoyer La Fontaine et John Fante, mais seulement Mon chien stupide, « Far From Rome », dans le titre original, et à côté de R. Queneau, mais seulement Loin de Rueil. Il avait cherché des traces de décoloration sur les moquettes, des amas de poussière dans des angles devenus accessibles. En vain. Comme un point d'orgue à ce grotesque pied de nez de tous les objets de sa maison, son bureau, sa table de travail, était plaquée contre une porte-fenêtre dont elle condamnait l'accès. Il rôda ainsi de canapé en bibliothèque, et de bibliothèque en table de travail, passant par le décapsuleur, et entamant une critique ontologique du phénomène : sa vie, ses recherches l'éloignaient trop des objets qui devaient être à leur place, forcément, elles avaient fini par faire de lui un fantôme, un éthéré, que sais-je ? Il en était là, ou peu s'en faut, de ses remises en cause, quand, à onze heures, la sonnette de la porte d'entrée retentit.Mi précisa qu'il ne s'agissait pas à proprement parler d'une sonnette, mais des premières mesures de « Thriller » de M. Jackson, un chanteur très populaire là-bas. Il sourit faiblement, nous faisant cette confidence.

Il s'était dit d'abord qu'il n'était pas question qu'il puisse recevoir quiconque dans cet état, c'est à dire dans l'état où se trouvait sa maison. Il n'imaginait pas qu'il pût se trouver derrière la porte d'autres personnes que des connaissances, à qui il se serait senti incapable d'expliquer tous ces changements dans son mobilier. La table de travail qui bloquait la porte-fenêtre lui faisait particulièrement peur, lui paraissait particulièrement injustifiable, sous le climat de l'Ouest américain. Ma villa n'était pas climatisée, reconnut-il. Il en était là de ses débats intérieurs, quand, alors que les mesures de Thriller s'étaient égrenées à cinq reprises et qu'un silence ténu leur avait succédé, un bruit de vitrage fracassé le tira de ses incertitudes. Un objet lourd, une pierre aux formes irrégulières, du granit aux nombreuses anfractuosités et saillies, trônait maintenant au centre de son bureau, sur un tas de feuilles pleines de ratures et de fragments de verre.

Derrière la porte vitrée, il y avait trois hommes d'une taille impressionnante, en blue-jeans mal coupés, de ceux qu'on trouve dans les rayons de prêt-à porter des grandes surfaces en banlieue, des espèces de tuniques étroites et brillantes comme des dessous féminins. L'appartenance sociale des trois hommes était loin d'être claire. Ils étaient chauves. Ils n'avaient pas l'air de pompiers, ni de policiers, ni de véritables délinquants. Leurs visages étaient plutôt ceux de sages ingénieurs aux traits doux comme il lui arrivait d'en croiser à l'université. Mais ceux-là étaient plus vieux, plus marqués. Et leur façon de porter des blue-jeans lui parut étrange, à peu près aussi déplacés sur eux que les meubles l'avaient été dans sa villa. Les trois individus étaient disposés en triangle, deux au premier plan qui en constituaient la base, et un autre derrière, qui faisait l'isocèle. Quand les derniers échos de verre brisé se furent éteints, l'un des angles prit la parole. Sa voix était aiguë, monocorde, il avait à la bouche des propos fort décourageants.

– Rien à faire. Nous suivre, seulement.
Tous avaient senti que dans cette dernière partie de son récit, Mi avait cherché à les mettre sur une piste extra-terrestre.

Ce qui lui arriva par la suite était un long cauchemar, comme on croit qu'il n'en arrive que dans les livres, trop long même pour un film. Les voitures qui l'emmènent, avec des relais très organisés, une halte dans une forêt, le bandeau sur les yeux à certains moments du trajet, pas continuellement, et puis à la fin, un voyage en hélicoptère dont il ne se sentait pas capable de mesurer la durée. C'était la première fois qu'il montait dans un hélicoptère. Mi était de ces gens qui ne se sentiraient jamais mourir sous prétexte que cela ne leur arriverait qu'une fois. En ce point de son récit, Palerno éprouva un fort agacement à l'encontre de Mi.

Table des matières
– Quelques heures après notre arrivée, on m'a drogué, je me suis réveillé longtemps après, je crois, réveillé, repris conscience, lentement, parce que je me souviens que j'ai mangé, j'ai bu, plusieurs fois, mais j'étais encore à ce moment obnubilé par mes histoires de meubles qui n'étaient pas à leur place, comme un écureuil sur sa roue. On m'a forcé à porter des lunettes opaques qu'ils disaient plus confortables qu'un bandeau, et qu'on me retirait quelques heures par jour. Et cela pourra vous paraître étrange, mais c'est ce détail, le fait qu'ils aient pu se soucier de mon confort, qui m'a permis de ne pas perdre totalement espoir. Au bout de quelques jours, j'ai vraiment repris conscience, et j'ai vu que j'étais dans une sorte de sous-sol, avec un tube au néon, et une porte en matériau composite. J'ai mis du temps encore à assembler les morceaux, tout remettre en train, tout recoller. Des infirmières s'occupaient de moi et m'administraient toutes sortes de médicaments, piqûres, cachets, et elles étaient habillées comme dans ces films américains de l'après-guerre où il y a toujours un aviateur amnésique. Ça aussi, ça a été difficile, comprendre que ce n'était pas parce qu'il y avait des infirmières, coiffe au garde à vous, que j'étais forcément leur aviateur américain.

Petit à petit, on s'est arrangé pour que je reprenne des forces, afin qu'à dose savamment mesurée, on puisse me les faire perdre. Le plus souvent, ça se passait comme un interrogatoire de police, mais je ne suis pas arrivé à le prendre au sérieux, tant cela semblait calqué sur une stupide problématique de l'absurde. Quand je dis que je ne suis pas arrivé à prendre mon interrogatoire au sérieux, je ne veux pas dire que je me suis révolté, que j'ai tout envoyé balader et exigé de prendre contact avec mon consulat. Je n'y ai pas cru, et donc, j'ai joué le jeu, et je crois que c'est pour ça, seulement pour ça, que mon absence a été si longue, et qu'ils m'ont gardé si longtemps : voir que je pouvais si bien jouer avec eux, être un compagnon de jeux si agréable !

Ils ont commencé par me rappeler qui j'étais, nom prénom, date et lieu de naissance, cursus scolaire et incidents dans le cursus scolaire, mes goûts, mes aversions, l'orientation de mes travaux, les articles que j'ai publiés. J'aurais aimé être ailleurs, n'importe où, pour pouvoir ronronner de plaisir à entendre un si beau récit, si bref, synthétique, et comme d'un mort, mais je n'arrivais pas à surmonter mon malaise.

Et puis ils m'ont demandé :

– Mais votre rôle ? Quel est votre rôle précisément ? Suite ...