Les yeux de Renée étaient humides et très brillants. Elle était de ces personnalités tellement émotives qu'elles pouvaient se mettre à pleurer, inconsolables, au beau milieu de n'importe quelle conversation.

– J'ai ce que tu m'as demandé, Raf, je l'ai pris pour toi.
Elle avait attrapé sous le lit une enveloppe brune au format Lettre, d'apparence neuve, et sans adresse. Un mouton laineux s'était suspendu à la languette auto-collante.
– Ça t'amusera, tu verras, ça m'a beaucoup amusée, cette façon dont les vrais génies, les génies inconnus se manifestent à notre temps, tu verras, c'est ... édifiant.
Il s'assit près d'elle, attrapant l'enveloppe, et fixant son regard noyé, lui caressa le visage doucement du bout des doigts, les frondaisons du châtaignier sur la fenêtre, et les pommettes comme d'un long voyage dans les contrées de l'Est.
– Et le Complot, Raffaele, tu n'avais rien à dire, tout à l'heure ?
Et lui tendant un micro imaginaire, elle éclata de rire, se laissa rouler au sol, attirant Palerno avec elle, roulant tous deux dans une sorte de danse à plat, calme et désordonnée, au terme de laquelle Renée perdit sa robe. Il allait cueillir un sein, elle interrompit son geste.
– Palerno, arrête, tu n'as même pas fermé la porte. Tu te rends compte que tout notre honneur, toute ma ... réputation tient dans les mains, la bouche et le talent surtout, de ce pauvre Mi ?
Elle se releva, marcha droit sur la porte qu'elle claqua doucement, ouvrit en face plus grandes les fenêtres et :
– Tu avais déjà vu Mi ... avant ? Tu l'as connu à l'Institut ? Oui, tu le connaissais, alors tu as remarqué ?
Palerno acquiesça.
– Ses ... yeux ...
Et Renée commença à pleurer, de tout son visage, mais du visage seulement, son corps presque nu immobile et comme indifférent au théâtre de toutes les catastrophes qui se jouaient au dessus de lui.
– Les yeux d'un grand lecteur ... Tu crois que ça peut servir ? Tu crois qu'on peut faire quelque chose avec l'intelligence des yeux ? Une valeur d'échange, Palerno ?
Et tout à coup éclatant de rire
– Écoute, je n'ai pas voulu parler tout à l'heure, parce que j'ai cru que c'était toi qui allais prendre la parole, Elmer comptait un peu là-dessus tu sais, mais rien à craindre, Elmer adore aussi être déçu, et le récit de Mi doit le combler. Tu sais, nous n'avons rien à craindre ... Je croyais que tu allais parler, faire taire tous ces rasoirs, je ne dis pas ça pour Franck Odde, le malheureux, mais ce sont tous des raseurs au fond, quels que soient leurs efforts. À un moment, j'ai failli m'endormir, Raffaele, je commençai déjà à trébucher, tu connais ça, aussi, comme on rate les marches en entrant dans le sommeil ... il n'y avait plus qu'un brouillard de voix, et ça ressemblait à une ... révélation, comme une dictée dans le bruit de lamentation des autres qui me passaient leurs mots. Il n'y avait que l'ordre qui était inédit, comme une prophétie, Ezechiel, Daniel, Isaïe, tous les prophètes, mais brouillée, dyslexique, et j'ai eu peur, Raffaele, parce que j'ai compris que ces mots t'accusaient, il y a eu un long développement, je ne saurais pas te dire, maintenant, sur le couple complaisance/complot, et tu répondais seulement « c'est complet ! c'est complet ! » Mais à ce moment, c'était déjà Mi qui parlait.
Palerno se leva, s'approcha de la fenêtre et remua quelques branches, paraissant attendre une réaction, une chute, un envol, mais rien. Il revint s'asseoir contre le lit, fit mine de bousculer Renée, provoqua une sorte de désordre à la faveur duquel il posa sa main sur la touffe brune, délicieux triangle, goûta de sa langue la naissance des cheveux sur la nuque. Et roulant remarquablement les r :
– Rrrénée, tu veux que je parle de Suzie et Lizzie ?
Elle tourna brusquement la tête, froissa de sa main la chemise de Palerno et, comme voulant lui régler son compte, l'attira à elle. Ses yeux étaient maintenant secs.
– Rrraffaele, l'imita-t-elle, écoute bien, de Lizzie et Suzie, je n'ai cure. Il ne faut pas croire tout ce que les gens racontent, et surtout pas Elmer quand il parle de ces jumelles. Depuis le début de cette histoire, c'est lui qui affecte de croire que cela me touche. Tout ce qui m'intéresse encore dans cette affaire, c'est de comprendre pourquoi, de ce ... doublon, il me fait un roman. Tu n'aurais de toutes façons rien à m'apprendre d'elles, Raffaele. J'ai lu leurs projets de mémoires.
Elle rejeta la tête en arrière.
– Tu es autorisé à te taire, Palerrrno.
Renée changeait de robe, elle en avait déjà essayé deux, leur trouvant à chaque fois ce pli, cette caractéristique rédhibitoire à ses yeux, insondablement imperceptible à Palerno. Il soupesait l'enveloppe au mouton suspendu, la faisait passer d'une main dans l'autre, s'amusait à l'entrouvrir comme un coquillage, y coller son oreille.
– Tu ne vas pas lui faire de mal, Raffaele ? Ce n'est pas un mauvais bougre, tu verras. Pascal était un des meilleurs étudiants d'Elmer, tu sais, peut-être même le meilleur. Il signait « Pa. Pareille », en haut à gauche de ses copies. Il a confié ce texte à Elmer il y a trois jours, Elmer n'avait pas eu de ses nouvelles depuis des années. Il était agité, tenait des propos décousus. En cinq minutes, il a parlé tout à la fois d'héritage, de menaces, de dépôt. Elmer était le seul homme en qui il pouvait avoir confiance. Pas très loin
– Et ... tu l'as lu ?
– Nous l'avons lu. Il n'avait même pas dû encore franchir la grille. Tu sais ... il y a parfois un devoir d'indiscrétion, Raffaele. De toute façon, il ne nous avait donné aucune consigne particulière à ce sujet.
Renée fit encore tomber une robe.
– C'est mal, Raffaele ?
Il sourit, fourra l'enveloppe dans une de ses poches, remonta le petit tas d'étoffe qui gisait aux pieds de Renée. Elle s'en fit une robe.

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