Il était trois heures quand Palerno descendit dans la cour. La lune était haute dans le ciel, les voix et les éclats de rire résonnaient derrière les fenêtres ouvertes, beaucoup de grillons, les graviers refroidis crissaient, on s'y tordait encore les pieds. Nortrope avait garé la voiture assez loin de la sortie, mais dans le sens du départ, comme Palerno l'avait toujours vu faire. Nortrope était de ces gens qui n'arrivent jamais. Un lieu dans lequel il mettait les pieds, ou les pneus, devait toujours se résoudre de quelque façon en une occasion de fuite, la préparation d'un départ précipité dans un claquement de portières. Nortrope était très sensible au son que rendait le claquement des portières, le soumettait toujours à Palerno quand il venait de choisir un nouveau modèle, les yeux profondément interrogateurs, à l'affût de la moindre réticence, qui, en dernier ressort, n'aurait pu venir que de lui seul, car invariablement, Palerno acquiesçait. Au moment où il atteignit la D.S., Nortrope sommeillait, étalé en chien de fusil sur la banquette, veillé par un gros chat posé sur la plage arrière, et comme nimbé d'un ronronnement furieux.

Palerno ne dit rien et Nortrope s'assit derrière le volant, entreprit de régler ses rétroviseurs pour mieux comprendre l'expression du visage de son passager qui lui parut impénétrable, avec une nuance soucieuse. Il mit le contact, la voiture s'éleva doucement, et ils sortirent du parc. Sans dire un mot encore, Palerno fouilla dans la valigietta, finit par en extraire une petite cassette, qui devait être une fausse cassette, une cassette trafiquée, car un fil électrique terminé par un jack en pendouillait. Il brancha le jack sur le cadeau d'Émilie-Lou. Il actionna la touche « rewind », rembobinetta, et l'appareil émit un couinement. Il tapota l'épaule de Nortrope, lui tendit l'engin. Nortrope s'en avisa, intrigué, irrité par le petit câble inexpliqué qui débordait, jeta un point d'interrogation suspensif dans le rétroviseur, et Palerno alluma le plafonnier au dessus de sa tête, hocha. Nortrope introduisit la cassette dans le lecteur.

Cela commençait par une sorte de bruitage maladroit, un raclement glissé, un peu comme si l'on collait son oreille au fond d'une chaise quand quelqu'un se lève. Et c'était ça, justement, Palerno se levait, il allait rejoindre Renée, et pendant ce temps, Mi Lang Pham parlait. Sa voix était claire et bien posée, avec quelque chose de nonchalant dans le ton, peut-être un reste d'accent américain, parfois enjôleur, un peu complaisant peut-être. Plus nasale qu'elle n'était réellement. Un souffle ténu était perceptible dans les instants très brefs où Mi faisait mine de chercher ses mots. Un silence épais, fracturé de quelques claquements de lèvres débordant de fumée - terreau noir souillé - des glapissements retenus, des soupirs développés.

La nuit était claire, la D.S. équipée de feux longue portée, le récit de Mi enveloppait les deux passagers de son ombre. À un moment où Mi ouvrait une parenthèse sur les divergences des mentalités des joueurs de base-ball de San Francisco et Los Angeles, Nortrope prévint qu'il ne connaissait pas d'itinéraire direct à partir de la maison d'Elmer et Renée. Il ferait donc un crochet par Versailles, à moins que Palerno connût mieux le secteur ?

À Versailles, il se glissa dans une série d'échangeurs très compliquée, jusqu'à rejoindre l'autoroute du Sud, dans les environs de Chilly Mazarin, Chilly Min sur les panneaux indicateurs, c'était ça ; Palerno sourit. Et à ce moment-là, Mi en avait fini avec son histoire, on lui posait encore des questions, on le faisait revenir sur les points les plus étranges de son aventure, et Palerno se pencha en avant, se pencha vers les sièges à l'avant et vers le lecteur de cassettes, attendant que quelqu'un posât la question. Mais il fallait que les deux seules personnes qui eussent remarqué quelque chose, lui et Renée, justement, ne fussent pas là au moment de l'interrogatoire. Certains tout de même s'attardèrent au problème de l'apparente gratuité des aventures de Mi. Était-il possible, même en Amérique, qu'on vous enlève à tout hasard seulement, et comme pour jauger votre sens de la culpabilité, pour vous sadiser tranquillement dans des sous-sols éclairés au néon, et vous rejeter dans la nature quelques mois passés, comme si de rien n'était ? On sentait l'incrédulité, l'agressivité parfois de ceux qui n'aiment pas être pris pour des crétins, ceux à qui il ne faut pas en conter. Et en même temps on sentait les réticences à exprimer tant de réserves face à celui qui avait donné son récit, qui avait exposé sa souffrance, les imperceptibles traces sur son visage si lisse. C'était des hommes qui posaient ce genre de questions, et alors on sentait Mi sur la réserve, et bien souvent ce n'était pas lui qui répondait, pas directement, se contentant de donner son assentiment aux remarques des jolies femmes qui prenaient sa défense, faisaient briller de mille feux des théories très belles sur l'aventure de Mi, contre les arguties tellement triviales de tous ces hommes jaloux. Par exemple, à un moment, Rosanne fit la suggestion que cette histoire en dissimulait une autre, qu'elle constituait le filigrane d'un autre récit dont il manquait le corps et les couleurs, et que sa signification résidait principalement dans cette absence, ce creux du fond duquel toute l'histoire de Mi devait être écoutée. Et puis Michel Frons, d'une voix blanche, demanda à Mi s'il savait de quoi on parlait avant sa miraculeuse survenue. Et l'autre l'ignorant en effet, Frons fit une jolie théorie sur la définitive impossibilité à aborder l'essentiel, et l'essentielle distraction à laquelle ils étaient, tous ici présents, condamnés à se soumettre, toujours happés par les récits, passionnément sollicités par le premier récit qui passe, toujours plus intéressant, plus important que l'essentiel toujours relégué. Il conclut d'une voix tiédie en disant qu'il ne serait pas invraisemblable que Mi soit un pion dans le complot, une marionnette déléguée par le Complot pour faire diversion. Au fond, n'arrivait-il pas en droite ligne de la galaxie Walt Disney ?

Il y eut un brouhaha, et Mi dit sèchement qu'il ne comprenait rien à ces salades, et que ce qu'il trouvait surprenant, lui, c'est qu'on s'intéressât davantage à des conneries paranoïaques qu'à ce qui arrive réellement aux gens.

À ces mots, Nortrope réagit, il accéléra, ou ralentit, quelque chose se passa dans sa conduite, et, fixant Palerno dans le rétroviseur

– Tout ça ... lui est réellement arrivé ?
Palerno se cala tout au fond de son siège, déplaça de quelques centimètres son chapeau posé sur la plage arrière, et en couvrit un haut-parleur.
– J'ai cru ... au commencement de son récit, j'ai cru qu'il s'agissait d'une fable. À plusieurs moments, il a essayé de raccrocher ce qu'il a vécu – parce qu'il ne fait aucun doute qu'il l'a vécu, vois-tu, Mi est incapable, comme tous ceux que tu as entendus parler dans cette boîte, incapables de l'initiative d'un récit - il a essayé de se raccrocher à des récits qu'il connaissait déjà, des types de récit, la crise dépressive et l'irruption de l'inquiétante étrangeté, la science-fiction, le thriller d'espionnage, il nous a sorti le grand jeu, tout ce qu'il connaissait qui aurait pu convenir en matière d'histoires abracadabrantes, il nous tendait tout ça comme une batterie d'étiquettes qui devaient servir autant à le rassurer qu' à apporter le minimum de crédibilité dont le moindre récit ne saurait faire l'économie. On a déjà raconté ce genre de choses, donc il est possible que ça me soit arrivé à moi aussi. En même temps, et ça ne t'aura pas échappé, cela introduit un doute ... Mais le fond de son problème, c'est que lui-même, pas plus que nous, ne peut encore y croire ... toute son angoisse dans ses yeux sans fond : peut-il vous arriver une suite d'aventures aussi extravagantes sans raisons, sans mobile ?

– Parce que tu crois qu'il n'y a pas de raison ?

– Toute la raison doit être dans ses yeux, et c'est un immense mystère.

Palerno s'avança vers Nortrope, le fixa droit dans le rétroviseur.
– On lui a pris ses yeux. On lui a volé ses yeux. Opération chirurgicale. Toutes les péripéties autour de cette opération n'étaient qu'une marionnette qu'on lui a agitée sous le nez pour le calmer. Pourquoi voler des yeux, tu crois ? C'est une chose que je ne peux comprendre. Et surtout les yeux d'un intellectuel, plus usés que la moyenne, à moins que ce ne soit précisément la connaissance des yeux de Mi, tout le savoir accumulé par ses yeux qui intéressait ses voleurs. Ou bien des yeux qui n'avaient pas été atteints, ou moins atteints que la moyenne par les rayonnements télévisuels ... Je ne sais pas.
« ... je l'ignore » reprit en écho la voix de Palerno, étouffée sous le chapeau, plus nasale que dans la réalité, et Nortrope pressa la touche « Pause ». Suite ...