La salagadou, la matchicabou, la bibidibabidibou !
W. Disney


 

Quand il sortit, le soleil inondait l'avenue d'une luminosité excessive et joyeuse. Le soleil ce jour-là ressemblait au convive débonnaire que tous les commensaux trouvent un peu simplet quand la fête tourne triste. Gens affairés sur les trottoirs, comme guidés par d'invisibles boussoles, avançant vers la Seine, vers le soleil, ou l'autre côté de l'avenue. Palerno ne pouvait s'empêcher de s'étonner de l'aspect extraordinairement organisé des villes et des hommes qui les habitent. Si peu d'accidents au fond dans tout ce remue-ménage ! Il était sorti de cet immeuble comme on remonte d'une cave. Ébloui et confus, il ignorait encore quel itinéraire allait le reconduire chez lui, quand il avisa deux hommes qui lui montraient le chemin.

Il y avait en effet deux hommes qui attendaient, portant de banals manteaux gris dans la foule riche et bigarrée. Leurs jambes étaient immobiles parmi les mollets affairés, silhouettes massives posées sur le trottoir, à quarante mètres l'une de l'autre, en amont et en aval du n°15 d'où Palerno venait de sortir, tous deux tenant le cap du Parc Monceau. Silhouette Amont avait pris pour gage de discrétion le décryptage attentif des arcanes gravées sur un parcmètre, le front tout ridé de perplexité - était-on en août ? Était-il un résidant ? - puis de réprobation franche à l'idée qu'une faute aussi grossière - un résidant ! - pût être reproduite par milliers sur tous les parcmètres de la capitale, de France, qui sait ? et juste à portée de vue de tellement d'enfants en âge de faire des dictées !

Palerno avait déjà eu affaire à ces sortes de filatures dans lesquelles le suiveur est assisté d'un précesseur. Pour ne pas perdre, précéder, vous suivez ? Il se mit en marche vers le Parc Monceau, n'arrivant pas à déterminer s'il suivait ces hommes par soumission, par une sorte de renoncement à tout, à cette vie décidément trop violente, ou par ruse. Et puis il se força à admettre, même si cela lui faisait mal, qu'il ne choisissait rien du tout, qu'il n'avait qu'à suivre, rien d'autre à faire qu'à accepter le jeu que lui imposaient ces deux guignols, parce qu'il ne disposait tout simplement d'aucun moyen de refuser.

L'épaisse silhouette qui ouvrait la marche évoquait une grume, et tout, ses dimensions, sa masse, la densité de sa chair, comme d'un étal de boucher en bois debout, tout disait que l'on n'avait pu engager cette grume pour une simple opération de routine, une filature, un enlèvement, ni même l'extorsion, à force de battoirs très larges, d'un rare secret. Et c'eût été de toute façon très vain, puisque Palerno - il ne s'en cachait pas - était prêt à tout dire, tout révéler, et à n'importe qui, tout raconter des colloques aux lisières solitaires ou dans des gares désaffectées, tout dire, pourvu qu'on l'interrogeât poliment. Et si Palerno était prêt à toutes ces confidences, ce n'était ni traîtrise, ni lâche abandon de soi-même : simplement, il était arrivé à cette conclusion que le monde dans sa configuration présente n'offrait de meilleure occasion de silence que dans la parole.

Ils marchaient depuis trois minutes, et Palerno n'ignorait déjà plus rien de cette nuque, une nuque de tueur, courte, concentrée, bourrée de cervicales très tassées et plus très souples, les disques latéralement grippés, incapables d'une rotation satisfaisante, parce que cette tête n'avait sans doute guère trouvé d'occasions de tourner, rétive aux regrets comme à toutes sortes de regards en arrière. Et profondément absorbé par l'histoire de cette nuque, ses aventures inhibées, son intériorité épaisse, Palerno benoîtement se laissait entraîner. Une promenade insouciante vers le Parc Monceau, une allée de rhododendrons depuis longtemps défleuris, et des promeneurs rares ; pour lui, une corde de piano, ou une seringue, qui peut savoir ?

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