Toute victoire sur le réel lui apparaît alors comme une défaite, car elle l'engage toujours, jusqu'à sa perte, dans une réalité étrangère à l'essence, alors que tout renoncement à une part conquise de réalité devient une victoire, un pas vers la conquête d'un soi libéré de toute illusion.
G. Lukacs


 

 

 

À  peine sortis du débarcadère, un vent capricieux, irascible par accès, les agressa, et Palerno préventivement retira son chapeau, laissa le vent le décoiffer comme un sauvage, dressant tous ses cheveux dans un sens, puis dans l'autre, comme confronté à un crâne difficile un coiffeur brutal et hésitant, foncièrement peu soucieux de cacher ses maladresses.

Palerno n'avait jamais su au fond que penser de la mer - sans même tenir compte de cette histoire qu'il avait racontée à Émily-Lou - mais il savait que ce qu'il ressentait en sa présence n'était pas autre chose qu'un profond malaise. Un espace que l'on ne fait que traverser, expliquait-il parfois, ou bien : avec la mer on ne sait jamais exactement si on est dans la bouche, ou déjà dans le ventre. Cette dernière remarque ne laissait pas d'installer un malaise chez ses interlocuteurs. Quoi qu'il en soit, Palerno, lancé dans cette frêle embarcation sur la mer Tyrrhénienne, se sentait mal et tenait à le souligner en restant debout, essuyant ainsi plus fort toutes les humiliations du vent, mais négligeant le ventre, ou la bouche ouverte sous lui. Sans prévenir, une rafale lui arracha le journal qu'il tenait à la main, qui partit se poser sur les vagues, faisant mine parfois de les escalader. L'homme près du moteur baragouina quelques mots que Palerno ne comprit pas, qui semblaient une plaisanterie.
La traversée se déroula sans autre incident, l'îlot ne tarda pas à s'éveiller derrière un pli de l'horizon, et le pilote contourna la côte pour débarquer Palerno dans une petite crique, petits galets tranquilles, ressac et le touf-touf d'un moteur qui prend congé. Rien n'avait trop changé, des lauriers roses avaient triplé de volume, les lichens jaunis gagné quelques centimètres sur les rochers, des morceaux de roche s'étaient encore fragmentés, fin feuilletage parfois, et d'autres fois éclats ou poussière. Toujours des buissons piquants, déjà un accroc au pantalon de lin. Il remonta le chemin qui sinuait pour vaincre la falaise, à l'abri du vent maintenant, seulement sa petite valise à la main. Il avait pris le temps de se recoiffer, remettre son chapeau.
Palerno le vit adossé au muret qui bordait la terrasse, c'était toujours là qu'il le trouvait, comme si en son absence il n'élisait que cette place, ce seul endroit pour trouver repos. Il songeait à tousser, quand l'homme se retourna, réprima un rire, se pinça le nez en mimant le geste de se raser. Puis il fit mine de se lever, se rassit au milieu de son mouvement et éclata de rire. Palerno dut se pencher pour l'embrasser. L'autre prit une expression renfrognée qu'il mettait parfois en concurrence, une fraction de seconde, avec un amusement béat.
– Alors, Raffaele, c'est vrai ce qu'on m'a dit, que tu es encore à écrire toutes ces conneries ? Les media, toujours ?
Il n'avait prononcé le mot « media » que pour introduire son éclat de rire, et il fit l'effort de se lever pour pouvoir se plier en deux, éjecter tout ce rire qu'il avait dû garder depuis si longtemps en réserve.
– Tu sais, Raffaele, je n'ai même pas lu tes derniers articles. Je reçois les enveloppes, je les reconnais, enveloppes de luxe, à haut coefficient de protection, avec du plastique à bulles à l'intérieur. Je me dis que ça pourra sûrement servir un jour.
Et d'un geste, l'homme montra une pierre plate, juste devant la terrasse, avec une petite mousse jaune dessus, qui pouvait être une explication, un commentaire supplémentaire à tout ce qu'il voulait dire de l'utilité éventuelle du plastique à bulles, ou bien une invitation à s'asseoir. Mais Palerno resta debout.
– Tu n'es pas vexé, Palerno, non ? Tu comprends ? Tes enveloppes servent à asseoir mon prestige à la poste, et même auprès du patron pêcheur qui m'apporte le courrier.
Et comme Palerno ne réagissait toujours pas,
– Quand des crétins moyens et des crétins supérieurs sont complices, qu'est-ce que tu crois qu'on peut faire ? C'est ça, Palerno, les media, une complicité, tu n'as pas dû encore comprendre si tu écris tous ces articles ? Ou alors, tu es venu m'annoncer ça ? Tu vas te mettre à écrire des recettes pour accommoder la pasta ? Bravo, Palerno !
Et il se leva, prit Palerno sous le bras, l'entraîna dans cette sorte de maquis.
– C'est plus compliqué que tu ne crois, glissa Palerno.
– Tu te crois toujours aussi malin, alors ? Je t'ai vexé, Raffaele, si, si, j'ai vu que je t'ai vexé, mais ne m'en veux pas. Je suis si léger maintenant que tout ce qui m'effleure se blesse à mon contact. Les gens comme toi sont dans le monde comme des sages avec juste la quantité de folie nécessaire pour leur donner envie de parler, et d'être tout fiers de leur sagesse. Mais ici, Palerno, tu peux me dire ce que vaut ta sagesse ?
Et de la main, il montrait cette fois un petit buisson épineux. On n'en sortait pas, de toute façon, les buissons, les roches au lichen jaune, parfois un laurier rose.
– Je te dis que c'est très compliqué, et ce sera très long de toute façon à t'expliquer.
Il sourit.
– J'ai pu venir te voir, parce que je suis brûlé.
Et Palerno éclata de rire. L'homme éclata de rire aussi, puis fit semblant d'avoir mal entendu, se renfrogna, devint sombre, sa voix grave.
– Raffaele, autant te le dire tout de suite, je te donne la moitié de mon île et la totalité de sa lumière, mais à condition que tu te taises !
Et Palerno s'apprêtait justement à reprendre la parole, quand une brusque rafale emporta son chapeau. Suite ...