D'habitude - mais je pense d'abord à tous
ceux qui ont effectivement l'habitude de s'identifier à tout propos -
d'habitude, si l'identification est totale, si la transsubstantiation prend,
alors vous êtes autrui, vous rôdez dans sa pleine lumière. Vous êtes
aliéné et de plain-pied dans votre aliénation: c'est la métempsycose
totale et réussie. Mais ça n'a rien à voir avec ce dont je veux parler
qui est l'aliénation manquée
On la reconnaît à une légère
claudication: dans le mitan de l'aliénation, l'acteur boîte, parce qu'il
reste dans l'effort de l'identification, un peu comme s'il fallait pour
marcher, ou pour mastiquer, faire l'inventaire exhaustif et sans faille de
tous les gestes, de tous les efforts musculaires et des influx nerveux
nécessaires à la marche ou à la mastication. Tendez le bras ! Vous sentez
les fléchisseurs, sur la face antérieure du bras qui mollissent, vous
sentez, pendant que les extenseurs sur la face dorsale se contractent, vous
synchronisez ? Dans des conditions pareilles, c'est trop tard, la pellicule
du naturel s'est envolée, et tout son argent avec, tout son sel. Pas
possible d'être sage comme une image. Seulement un fou boiteux.
Est-il besoin de le dire ? Cette
claudication est un effet direct des media de masse, de la télévision,
puisqu'il faut parler net (quelle vulgarité, Palerno !). C'est parce que
tout le monde la regarde, et que tout le monde, eu égard à la simplicité
de ses énoncés, y voit la même chose. C'est pour cela que, quand vous
sortez dans la rue et que vous avez perdu l'innocence de la pellicule
naturelle, tout le monde voit que vous êtes en train de vous identifier à
un flic de série, ou à un légiste de série, ou à un pâtissier de
série ... et commence à retentir comme un raclement de béquille. Partout
des boiteux !
Dans les temps reculés où seuls les
mauvais sujets faisaient fleurir leur identité en lisant des romans, les
choses étaient plus simples. La singularité du roman, même dans ses
réalisations les plus basses, annule le risque d'être pris en flagrant
délit d'identification. Ou presque. Qui, aujourd'hui pourrait prétendre
reconnaître Homais derrière son pharmacien allopathe ? Valmont
derrière son séducteur ? Et Lissia derrière la secrétaire médicale du
docteur Trenkh ?