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b) Le palier de l'analyse thématique

La notion d'unité textuelle est quelque peu ambiguë. Une analyse de texte peut en rester au palier du mot, comme le fait par exemple la statistique lexicale. Rappelons donc qu'un texte peut être analysé à trois paliers principaux : micro-, méso-, et macrosémantique, qui correspondent au sémème, au contenu de la période, et à la structure textuelle.

Ces trois paliers correspondent d'une part à des degrés de systématicité dominants : système fonctionnel de la langue, normes socialisées, normes idiolectales. D'autre part, à des zones de localité qui intéressent la propagation des traits sémantiques : elle est maximale au sein du syntagme ; bonne entre les syntagmes d'une même période ; entre périodes, cette propagation demande une prise en charge par des structures macrosémantiques.

Chaque trait sémantique a un potentiel d'activation, qui se diffuse localement, en fonction des inhibitions et facilitations régulées par les structures morphosyntaxiques. Selon la nature des traits, et le mode de propagation de l'activation, on peut distinguer trois cas remarquables. L'actualisation d'un trait favorise sa réitération. En ce cas, et selon le statut de ce trait, cela constitue une isotopie générique ou spécifique. La production des antonymes, massivement attestée par les associationnistes du siècle dernier, est un exemple d'activation au sein d'un même taxème, par la constitution d'une isotopie générique minimale.

L'actualisation d'un trait favorise aussi la réitération des traits voisins dans la même molécule sémique : c'est pourquoi des lexicalisations partielles d'un même thème sont fréquemment cooccurrentes dans la même période, voire dans le même syntagme. Ce phénomène pourrait être appelé paratopie. Il est à l'oeuvre dans ce que l'on nomme les anaphores associatives . Ces diffusions d'activation sont le corrélat sémantique des phénomènes que la Gestalt nommait lois de bonne continuité, et que la psychologie cognitive étudie sous le nom général d'amorçage (priming).

Elles justifient sémantiquement l'étude statistique des cooccurrences lexicales pour l'analyse thématique.Le thème, par ses récurrences, intéresse la macrosémantique. Mais en tant qu'unité, il relève de la mésosémantique. D'après nos relevés, ses lexicalisations diverses apparaissent généralement dans un espace inférieur à trois cents mots. Un espace de cinquante mots environ suffit pour identifier quatre occurrences d'un thème sur cinq.

Présenter la thématique relativement aux différents domaines de l'analyse textuelle excéderait l'objectif de cette contribution. Notons simplement les relations du thème par rapport aux autres composantes textuelles (cf. l'auteur, 1989, I). Relativement à la tactique, le thème a des positions identifiables - dans ses manifestations denses - on peut relever des rythmes thématiques. Relativement à la dialectique, les occurrences groupées des corrélats d'un thème ont une même position dans un intervalle dialectique ; et relativement à la dialogique, elles sont situées dans un même monde et dans un même univers. Cela spécifie les thèmes par rapport aux unités des autres composantes sémantiques, qui mettent en jeu des différences dialectiques, dialogiques, ou tactiques. Par exemple, un thème récurrent dans plusieurs intervalles dialectiques et intégré à desstructures dialectiques se définit alors comme un acteur .

 

c) Les structures thématiques et topiques

Aux conditions statistiques de définition du thème s'ajoutent des conditions structurales.Le problème de l'organisation paradigmatique des thèmes se pose d'une façon différente de celle des paradigmes lexicaux proprement dits, car ils relèvent d'un palier de complexité supérieur. Les classes de thèmes nerelèvent donc pas de la lexicologie, encore moins de la lexicographie, maisde la thématique ; ou de la topique, si l'on convient de nommer ainsi l'étude des formes sémantiques stéréotypées au palier mésosémantique. Pour tracer la limite entre thème et topos, admettons qu'un thème est récurrent au moins une fois dans le même texte ; un topos au moins une fois chez deux auteurs différents.

S'il existe des paradigmes thématiques, la méthodologie de leur (re)constitution diffère sans doute de celle des paradigmes lexicaux, car ils n'ont pas le même statut. Par rapport aux thèmes, les sémèmes sont des unités primaires, et qui sont réputées appartenir au système de la langue, alors que les thèmes relèvent de normes socialisées.

La relation structurale la plus simple est l'antonymie. Et les études de cooccurrence lexicale, quand elles sont menées avec soin, montrent qu'un nom de sentiment est fréquemment associé à son antonyme . Mais si l'antonymie est fréquente au palier lexical, il n'est pas certain qu'elle soit généralisée au palier thématique. Parmi les lexicalisations de thèmes, certaines peuvent se trouver en relation d'antonymie, d'autres non.

Quand elle est attestée, elle se manifeste par des séries d'oppositions sémiques (alors que les sémèmes antonymes ne diffèrent ordinairement que par un sème). Par exemple, le topos complexe de la fleur au bord de l'abyme, fort récurrent à l'époque romantique, comprend deux thèmes, Fleur et Abyme, qui peuvent être lexicalisés par rose, plante, gouffre, précipice, vertige, profondeur, etc. Ils s'opposent par les catégories sémiques /saillant/ vs /creux/, /fragile/ vs /puissant/, /attirant/ vs

/repoussant/, /vivant/ vs /mortel/, /coloré/ vs /sombre/ (cf. l'auteur, 1989, p. 63). Mais on ne saurait généraliser cet exemple, car l'antonymie lexicale entre sémèmes ne se traduit pas au palier supérieur par une antonymie entre les molécules sémiques qui constituent les thèmes.

Retenons que thèmes et topoï sont susceptibles de divers types de groupements. Une seule molécule sémique comme celle de l'épée peut devenir partie d'un groupement qui met en relation deux molécules (ex. la Plume et l'Epée ; les Armes et les Amours ; la Maman et la Putain). Les groupements ernaires sont légion dans la tradition indo-européenne, en liaison de ce que Dumézil a appelé l'idéologie trifonctionnelle ; les groupement quinaires abondent en Chine (comme l'a souligné notamment Gernet) ; les septenaires dans l'antiquité moyen-orientale (sans doute sous l'influence du culte astral babylonien). Bref, ces groupements sont l'homologue des taxèmes au palier lexical, mais leurs structures reflètent des normes d'un autre ordre. Par ailleurs, les couples antithétiques, comme les Armes et les Amours opposent et relient des domaines et dimensions topiques.

On ne peut cependant transposer directement ce que l'on sait des structures lexicales aux structures thématiques. C'est précisément un des buts de la thématique de repérer les regroupements de thèmes, de faire la part entre topoï et thèmes personnels ; enfin, montrer les traitements personnels des topoï, ou plus précisément souligner comment les topoï sont spécifiés, voire remaniés par leur contexte.

 

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