Ce passage, surtout, avec cette histoire de pain et de tête portée haut.
Je vais chercher mon pain la tête haute.

Prodige de l'invisibilité. Je voulais dire en fait : privilège.

Parce que je suis invisible, j'ai cet insigne privilège d'être de ceux qui montrent aux téléspectateurs, et qu'ils ne voient pas. Une ombre, un fantôme des plans cachés que jamais les caméras n'ont commencé à effleurer, imperceptible aux foules harassées et créatures disparates qu'on voit dans les métros.

Question : comment peuvent faire les stars du petit écran, comment peuvent-ils gérer leur quotidien ? (je sais ! ils n'ont pas de quotidien) mais quand même, comment font-ils, eux, pour aller acheter du pain, au vu et au su de tous ? Comment peut-on faire pour se montrer à quelques uns quand on est connu de tous ?

Des stars. Presque des idoles. Grands prêtres pour idoles absentes.
Mais sans nous, je veux dire sans les ombres des coulisses cathodiques, sans moi par exemple, et c'est un très bon exemple, rien, ils ne seraient rien, ou seulement pas grand chose, des bateleurs montés en estrades pour ces jours où les hypermarchés, dans les banlieues, célèbrent leur anniversaire.

Je précise : comment sortir dans la rue, se voir reconnu, et reconnaître dans les yeux l'éclair du mépris ? Parce que le mépris est forcément là, parfois. Personne ne peut regarder la télévision sans une certaine dose de quant-à soi. Le petit sourire en coin.

Pascal, tu es jaloux !
Et si j'étais jaloux ?
Oui, je suis jaloux !
Plus vrai, toujours plus près : il m'arrive de croire qu'il ne s'agit que d'une sombre malveillance de ma part, une grosse farce cruelle que je conspire à travers mes émissions - contre ceux qui se montrent. Que je montre.

Je me sens parfois metteur en scène cruel, indélicat, sans autre projet qu'une certaine malveillance. Un manipulateur, au fond, qui monte une vilaine farce aux présentateurs de mes émissions, que j'enverrais, comme un écran de toutes les turpitudes, faire moquer au public.

Ouais. Ne rêvons pas. Le mépris est très minoritaire. Les turpitudes sont sources de joie, de contentements à n'en plus finir. Est-ce qu'il y a de la place pour le mépris, au fond ? On regarde, on ne regarde pas. Si on regarde, on ne peut mépriser. Si on ne regarde pas, on a tort de mépriser en méconnaissance de cause. Il y a quand même des pervers. On ne peut faire l'économie des pervers. Ni des pères la sentence. Ni des moralisateurs.

Petite anecdote : une de ces stars, mais dans une émission rivale, m'a raconté qu'un jour, en province, incognito, a-t-il précisé, alors qu'il était attablé dans un restaurant dont il avait cru que le standing garantirait sa tranquillité, des gens qui avaient l'allure de cadres, ou bien de professions libérales, il ne savait pas trop, - mais je penche plutôt pour les cadres - ces gens s'étaient mis à parler de lui à voix haute, comme devant leur poste de télévision, et l'un d'eux avait même allégué, sans baisser la voix, et sur le ton de la personne avertie, qu'il passait, lui, ce type, là, ce présentateur célèbre, pour le plus con de la télé.

Il m'a raconté ça avec quelque chose comme de la détresse, lui pétrifié et ne sachant que dire, que faire, comment intervenir, quelle pointe d'humour au vitriol, quel poing dans la gueule, quel fracas de vaisselle sur une table subitement renversée, comme saisi d'une brutale prise de conscience en plein vol calme, comprenant tout à coup l'horreur et son étendue d'une situation à laquelle il ne pourrait se dérober.

Mais il y a eu un bon enchaînement, la suite s'est passée sans accrocs, pas de quolibets, pas d'altercation, pas d'œuf pourri. Autant dire que les autres avaient tout simplement zappé, étaient passés à un programme à leurs yeux plus digne d'intérêt, caprices de la Bourse, inefficacité des politiques, vacances du P.D.G. ... Pas difficile. On ne peut consacrer trop de temps à mépriser ou persifler. On change de chaîne, ou on éteint.

La star blessée : je ne suis pas arrivé à démêler s'il me parlait seulement pour dire sa détresse, pour en faire quelque chose, confier un désarroi qui le minait, ou s'il tâtait le terrain pour demander à son producteur qu'on lui alloue une prime de risque garantissant ses virées hors du petit écran.




Et comme Palerno finissait de parcourir ces lignes qui chaque fois le touchaient, lui faisaient toucher du doigt l'humanité fragile de ce Pareille, rachetaient à ses yeux quelques bribes de ce crétin avec toutes ses courbes, bref, qui éveillaient en lui comme un remords anticipé, le carillon sonna à la porte.

 

Suite ...