Je n'aime pas trop le cours que prend l'histoire contemporaine.
R. Palerno

 

 

Un couple est posé dans un décor neutre, baigné de sunlights. Des camaïeux de bleu, de vert ou de mauve en arrière-fond, détails d'une absence de détails dont personne ne se souviendra dans quelques heures, après l'émission. Ici, c'est de camaïeux de mauve dont il s'agit. Du bleu Denim aux jambes du couple, collier très simple au cou de la femme, une simple boucle à l'oreille de l'homme. On tourne un peu autour du couple, la caméra, on cherche à capter un échange de regards, mais dans cette phase de l'émission, c'est à dire avant exactement que tout ait commencé, il ne saurait être question que les invités fixent autre chose que leur destin.

Un peu au dessus de la caméra.
Et puis un présentateur s'avance. Il est comme un jeune communiant, bien trop vieux pourtant, mais cette onction, cette sorte de candeur concentrée, celui qui a été choisi pour faire les Lectures. Il s'avance, on raccorde des plans, le couple, le vieux communiant, le couple, leurs doigts, et on comprend alors que le présentateur qui s'avance n'est pas l'Ennemi, ni même le Juge, il sera le Confident, il est déjà l'Ami. Et comme justement on commence à comprendre tout cela, comme on est rassuré à l'idée qu'au fond ce couple forcément très coupable - et pourquoi, sinon, serait-il là ? - ne risque rien, n'encourt au fond que son salut, une femme apparaît à l'écran, elle est assise, elle jette très vite des regards vers le bas, à gauche, et fixe le téléspectateur alternativement, très vite, quelque chose d'accablé dans les traits.
Ça commence. Ça a commencé.
L'homme regarde dans le vide, droit devant lui, et la femme parle. De temps en temps, l'homme touche la perle à son oreille, la cherche, l'effleure, la presse entre la pulpe de son index et de son pouce, tandis que la femme se masse les doigts, doucement, d'une main et puis de l'autre, sans s'arrêter de parler. Elle garde son calme, elle ne se laisse pas emporter par l'émotion, on voit qu'elle a longtemps répété ce récit, et pas seulement pour la technique, pour la réalisation de cette émission, ce soir, on voit qu'elle laisse s'écouler le fragment d'un long discours intérieur, interminable, interminablement ressassé, et ça ressemble à ça:
Il ne venait pas tous les jours à cette époque, il ne prévenait pas, il arrivait, demandait une bière, je ne sais pas s'il la buvait, mais c'était important, je veux dire important de demander la bière, parce qu'il me suivait dans la cuisine, et ça se passait toujours de la même manière, j'ouvrais le frigo, et c'était toujours lui qui refermait la porte, parfois j'avais eu le temps de prendre la bière, et d'autres fois non, ça ne devait pas avoir tellement d'importance, je veux dire le fait qu'il puisse la boire, et puis après seulement, ça commençait, quand la porte du frigo était fermée, il me poussait contre, ou bien il me retournait, comme dans une figure de rock rapide, c'était souvent de la même manière que ça commençait, je ne me souviens même plus bien de la première fois, il était doux et d'autres fois violent, ne disait jamais rien, ne formulait aucune demande, avec des mots, mais demandait beaucoup en fait, toujours différemment, une fois on a fini sur le palier devant l'ascenseur, il voulait qu'on s'y enferme, qu'on y reste tout du long, il ne demandait rien.
Le Vieux Communiant s'approche du couple.
– Nadège, quand nous avons préparé cette émission, vous avez eu à un moment cette formule: "tout ça, c'était le premier cercle". Qu'entendiez-vous par là ?

Nadège regarde vers son mari, son compagnon, on ne sait pas. L'homme regarde droit devant lui, se frotte doucement le lobe, fixe la caméra à hauteur de destin.

Ça veut dire qu'il y a eu d'autres cercles après, et ça ressemblait à une toile, où il nous enfermait les unes après les autres, moi, ma fille  ...
– C'est une fille d'un autre lit, incise calmement le Coryphée, et Nadège approuve de la tête.
ma fille, et puis ma soeur, et à la fin, son frère, c'est à dire, mon mari - Nadège se tourne un peu, qu'on comprenne. C'était vraiment comme une toile d'araignée, parce qu'il ne demandait rien, jamais rien, c'était au hasard des rencontres, je veux dire, il était là, il avait demandé sa bière, ou pas encore, et ma fille rentrait de l'école, ou bien ma soeur venait me rendre visite. On ne passait pas par le frigo, ces jours-là. C'était plus direct, plus brutal. Je dis brutal, et ce n'est même pas ça, il n'exigeait rien avec les mots, on n'osait pas désobéir, et puis c'est tout.
– Nadège, je crois que vous devriez essayer de nous expliquer, à propos des cercles ...
Oui. Il ne faut pas croire que ces cercles, ça consistait simplement à prendre ma fille, puis ma soeur. Non, c'était, je ne sais pas comment dire, comme un enfermement - Nadège hésite, va puiser de la force dans les yeux du Communiant Clair -concentrique, une capture, vous voyez, et il fallait à chaque fois qu'on soit toutes témoins, que rien ne nous échappe, et même, plus ça allait, et plus on voyait qu'il n'y avait que ça qui l'intéressait: qu'il y ait des témoins, et que ces témoins à d'autres moments soient les acteurs.
Une larme coule de ses yeux, elle baisse la tête.

– Nadège, votre fille est parmi nous.

La caméra se déplace, cherche, s'arrête sur une adolescente au teint brouillé, elle ressemble à ses deux parents, pourtant de lit distinct, parce que comme eux, elle fixe la caméra droit dans le destin.

– Vous nous expliquiez quelque chose à propos des cercles   ...

C'est la femme à l'air affligé qui vient d'encourager Nadège. Ses yeux cherchent quelque chose dans le bas de l'écran, ne le trouvent pas, finissent par fixer gentiment ceux du téléspectateur, ou de Nadège. Nadège reprend la parole.

Oui, les cercles, ça ne veut pas dire qu'il y a un cercle par personne, un nouveau cercle pour chaque nouvelle victime. C'était plutôt une progression dans le besoin de témoins. Je sais que ça pourra paraître bizarre, je veux dire, c'était sa seule violence, en fait, ce besoin de témoins.
– Et de ce point de vue, Nadège, l'irruption de votre mari dans la ronde a figuré le troisième cercle ...

Seulement une pointe d'impatience dans la voix du gentil communiant, à peine perceptible, peut-être même n'est-elle le fait que du téléspectateur, tous les téléspectateurs à jamais frustrés de savoir ce qu'aura pu être le deuxième cercle.

En effet ... Il s'est installé à la maison. Mon mari a été un peu surpris, au départ, par l'attitude de son frère: il n'était pas au chômage, ni au RMI, ça faisait bizarre qu'il vienne s'installer chez nous alors qu'il pouvait subvenir à ses besoins, mais il n'a rien dit, et la situation s'est installée comme ça, comme lui s'est installé chez nous. Ils parlaient, quand même, comme deux frères, mais pas de ça, et même, j'ai envie de dire, il y avait comme une complaisance à faire comme si de rien n'était.
La caméra fixe le mari, qui, encore maintenant, ne sait trop qu'en penser. Le Communiant reprend:

– Ça a été une période de transition, Nadège ?

Suite ...