Look at the place where we worship.
J. Morrison

 

 

 

Oh, pas très longue. Il continuait, à l'heure où ma fille rentrait de classe, de demander sa bière. Parfois, ma soeur était là, et d'autres fois non, ça ne semblait pas avoir d'importance, mais il nous avait toujours sous la main, ma fille et moi. Et puis un jour, il n'a rien fait, je veux dire, à l'heure habituelle. Il a attendu le retour de mon mari, et puis la fin du journal de vingt heures, la météo, et là il a commencé ... Jacques n'a rien dit, sur le moment, et il n'a rien osé dire après ...

Nadège éclate en sanglots, se cache le visage dans ses mains. Une musique et des propos lénifiants annoncent quelques publicités, et la reprise de l'émission dans quelques instants.
Apparaît à l'écran un couple jeune: du bleu Denim à leurs jambes, des biceps marqués aux bras de l'homme, une mâchoire un peu forte, une coupe de cheveux rudimentaire. La femme est invisible, elle est la mère. On comprend à quel point doivent être ténues les frontières qui séparent le parking du centre commercial voisin de celui de leur cité. On comprend qu'ils ne sont pas le véritable sujet de la saynète: on voit maintenant un enfant en bas-âge, il mange du chocolat, et puis il ne mange plus, il observe ses parents qui l'observent, il y a un moment d'incertitude, et puis posément, jubilatoirement, le bambin se tartouille le visage de crème au chocolat, il s'en enduit les commissures. Le museau est maintenant tout embrenné, et les parents se regardent. Quelque chose de trouble passe dans la séquence publicitaire, qui se clôt sur la rotation d'une machine à laver le linge, chargement frontal.
Et puis.
Une idiote, relativement fortunée, voit sa vie épargnée par un coussin d'air monté en série dans une automobile de moyenne haut de gamme. On ne comprend pas bien si c'est une publicité pour une marque de voiture, contre le port du foulard, ou peut-être dans le long terme pour l'émancipation de la femme.
Et puis.
Le Jeune Homme Sympathique se fait souffler sa place dans la queue d'une grande surface par trois jeunes filles, souriantes, coquines, au prétexte d'un berlingot de lessive liquide qu'elles tiennent dans leurs mains, comme un préservatif gonflé. À la fin, quand elles sont toutes passées, la caissière lui annonce, non sans quelque jubilation revencharde, qu'elle aussi, est fermée.
Et puis.
Une mère se fait engueuler par son fils importé des États-Unis. Ses larges épaulettes disent clairement qu'il ne fait pas du foot, ni du basket, mais du foot-ball américain, et il engueule sa mère qui ne lui a pas nettoyé son maillot à temps, putain, et elle se rebiffe un peu, pour le principe, parce qu'on la regarde, elle en a marre de frotter, mais elle finit par le nettoyer, ce putain de maillot.

En régie, la situation est plus complexe, ou plus exactement, plus multiple: la mère française qui se fait engueuler par sa progéniture américanisée et pour le compte d'un lessivier international apparaît sur vingt écrans à la fois, et ce n'est pas négligeable, cette quantité: Carl - celui qui est aux manettes - sent bien qu'il est beaucoup plus touché, presque ému par toutes ces abnégations, ces amours maternelles, présentées sur vingt écrans, que lorqu'il voit cette séquence chez lui, en mono. Un écran informatique lui signale que l'audience n'a baissé que de 3,68% pendant la séquence de pub, et il ne sait qu'en penser. Dans le casque, un signal sonore lui indique qu'il doit passer à l'action, et instantanément apparaît sur l'écran une bande texte qui rappelle quelle émission le téléspectateur est en train de suivre, et les prénoms des protagonistes. En même temps, pour Carl, la salle de régie reprend la dimension de ce qu'il appelle l'oeil d'araignée: la grosse image répétée platement sur les écrans se scinde et se différencie. Il peut guetter dans son angle la femme fatidique au regard errant, le couple, leurs doigts, le présentateur; le public, très restreint, une sorte de choeur qui délivrera son verdict à la fin. Carl aime bien cette émission, il a l'habitude de trouver un plaisir qu'il juge très raffiné à observer celui qui écoute pendant que l'autre parle, ou celui qui ne fait rien pendant que l'autre fait, toutes choses que les spectateurs voient, aussi, et il est là pour ça, mais jamais en même temps, seulement quelques secondes. Carl se sent très malin dans ces moments, et il sent très fort qu'il est unique, qu'il est le seul à pouvoir faire cela, voir tout cela en même temps, les visages, et les doigts, et le présentateur, et la Femme Sombre. Mais ce soir, ça ne marche pas: il ne peut s'empêcher de regarder Nadège, celle qui parle, la regarder parler indéfiniment.

Ça n'est qu'après trois mois qu'il a demandé à mon mari de quitter sa chambre, enfin notre chambre. En fait, je ne sais même pas s'il l'a vraiment demandé. Il était déjà venu plusieurs fois dans la chambre, et Jacques était allé dans celle de son frère, la chambre d'ami, mais c'était toujours exceptionnel, c'est-à-dire jamais deux nuits de suite, ni tous les trois jours, vous voyez, c'était complètement irrégulier. Et puis il s'est installé.
– Et la situation est devenue intolérable, souffla la Parque esseulée.
Non, enfin oui, mais ce n'est pas ça, vous savez, la situation était déjà intolérable, dès la première minute, mais ça a provoqué une sorte de sursaut, une prise de conscience.
– On s'est rendu compte que notre couple allait à la dérive, affirma le mari.

– Et vous avez décidé de prendre la fuite ?

Nous avons organisé notre disparition. Ça n'a pas été facile, parce que depuis son intallation à la maison, il avait mis le nez aussi dans nos comptes en banque. On a dû s'endetter, auprès des banques, mais pas trop, pas de façon trop voyante, auprès des amis aussi.
– Et finalement, vous êtes allés vous installer dans une petite ville près de la frontière belge. Pourquoi ce choix ?
Ce n'était pas vraiment un choix. Une suite de hasards, en fait, et ce qui nous a fait approuver ce que le hasard avait choisi, c'est que nous avons pensé qu'il n'aurait jamais l'idée de venir nous trouver là.
–Il vit maintenant avec votre soeur, à ce que vous avez dit ... Cela veut dire que vous avez dû couper les ponts aussi avec elle ...
Oui, mais ça n'a pas d'importance, tout ça. J'ai tout pardonné.
La caméra surprend un regard interrogateur dans les yeux du Vieux Communiant, parce que même lui, qui en a tellement entendu, même lui ne parvient pas à comprendre ce qu'il y aurait lieu de pardonner, mais Nadège ne sanglote pas, et il enchaîne:

– Eh bien, Nadège, je crois que le moment est venu. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez souhaité participer à cette émission ?

Suite ...