– Des bagages, Monsieur ?
– Cette mallette seulement.

Le chauffeur avait l'allure d'un G.I. vieilli. Palerno avait vu un reportage à ce sujet dans sa chambre, la veille, il devait être très tard : le vieillissement des G.I's, ça lui revenait maintenant, cinq minutes seulement avant l'enfouissement de l'écran sous la neige. Ils s'engagèrent dans la circulation encore fluide, et Palerno attendait que son chauffeur lui adresse la parole, parce que c'est ce qui arrive habituellement avec les chauffeurs, c'est ce qui lui arrive habituellement en tout cas, soit qu'ils lui reconnaissent une oreille bienveillante aux grandeurs et servitudes de leur profession, soit plus simplement qu'ils lui demandent où il souhaite se rendre. Mais non, rien qu'un silence têtu de la part de ce chauffeur de remise qui jetait de temps à autre un coup d'oeil inquiet sur le siège à côté de lui, sur son livre, abandonné peut-être au milieu d'une phrase, ou en lisière de quelque péripétie. Palerno sentit quelque chose comme de l'inquiétude dans ce mouvement des cervicales toujours déportées vers la droite, jamais assez cependant pour que le chauffeur se retournât.

Dans le rétroviseur, seulement le reflet de son inquiétude, tournant à vide.

Le chauffeur, sans doute Roger, prenait des rues que Palerno reconnaissait au passage, la 52ème, une incursion dans Madison, des gens qui marchaient la tête en l'air, une minorité. Ils longèrent Riverside Drive, il était déjà passé par là, sûrement à pied. Il reconnut cette boutique d'où sortaient en file indienne des vieilles femmes coiffées d'une sorte de casque de tentacules frémissants, des boules fluo à leurs extrémités. Elles rejoignaient un car de touristes immatriculé dans l'Utah.

" On serait tellement mieux sur Sunset Boulevard ! "

Palerno baladait cette petite phrase dans sa tête, l'exposant tour à tour aux deux hémisphères de son cerveau, le gauche fantaisiste, et le droit réfléchi - à moins que ce ne soit l'inverse ? Palerno n'arrivait pas à s'intéresser aux systèmes binaires, n'y voyait que des indifférents, et parfois ces notions de gauche et de droite l'irritaient. Il ne savait décidément pas ce qu'il allait faire de cette phrase. Il l'avait exhibée déjà quatre ou cinq fois sans emporter un succès franc, ni même recueillir un intérêt poli, et il s'apprêtait à se pencher sérieusement sur le problème pour virer cette ritournelle de sa conscience - il s'apprêtait à secouer la tête - quand le chauffeur à la nuque de G.I. tourna la sienne et lui annonça qu'il avait un ami disparu à Los Angeles. Le propos séduisit Palerno, et le détourna du mystère de cette petite phrase sur le Sunset Boulevard, Sunset Boulevard.


Coïncidence sur Sunset Boulevard


bon titre pour le récit de Roger sur son ami disparu. Très vite, le chauffeur se montra intarissable. Il n'avait rien d'un ancien G.I., en fait, il avait seulement la nuque rose comme on la porte si souvent outre Atlantique. Il avait été professeur d'université dans un coin où fleurissaient les feutres Stetson et où rares étaient les femmes qui osaient se promener seules dans les rues. Un jour, il avait pris une année sabbatique, puis deux, réflexion faite, et il avait finalement trouvé un emploi de chauffeur assez bien rémunéré, qui lui permettait de surveiller les mutations sociologiques de la Route 1 sans avoir à en rendre compte à personne. La dimension luxueuse de la Recherche, Monsieur Palerno, le savoir en réserve et ... pour mémoire. Son oeil dans le rétroviseur s'assura que le professore avait apprécié le calembour, et profitant de la tournure presque intime que prenait la conversation, Palerno lança tout à trac :
– Hier soir, la voiture, c'est vous qui la conduisiez, je veux dire, c'est vous qui m'avez conduit dans cet hôtel ?
L'homme se rembrunit, répondit " non ", et Palerno saisit l'occasion de cette réponse si brève, si sûre, pour faire comme si sa question elle-même n'avait jamais été.
– L'ami disparu à Los Angeles ?
Le contraste entre la nuque stricte et striée de rides éléphantines et la jeunesse des yeux découpés dans le bandeau du rétroviseur éveillait des souvenirs confus et désagréables. Comme par l'ouverture d'une boîte aux lettres, le chauffeur regardait son passager et lui faisait ses contes. Il entra dans les détails. Sa narration peinait à suivre un ordre chronologique, encombrée qu'elle était de notations sentimentales, de perceptions en faisceaux et d'affects liés à des lieux ou des personnages qui ne disaient rien à Palerno, dont Roger devait bien savoir qu'ils ne pourraient rien lui dire, et qu'il s'efforçait de vaporiser d'un peu de réalisme romanesque, non sans quelques réussites d'ailleurs, par exemple quand il décrivit la dernière rencontre avec l'ami disparu comme une coupe de sorbet qui s'enfonçait irrésistiblement dans la tiédeur du dégel.

Palerno mit quelque temps à comprendre que cet ami n'avait pas vraiment disparu, qu'il existait encore, pour d'autres gens, dans d'autres mondes, qu'il fréquentait d'autres sphères, mais qu'il avait fait en sorte de ne plus exister pour le faux vieux G.I. chauffeur de remise, qui voyait dans la soirée de sorbet tiède (pas un sorbet ne fut servi cette soirée-là, en fait, sauf omission de sa part), l'annonce vertigineuse de cette disparition. Et des morts tout autour de lui, son entourage, sa parentèle, et de ces maladies qui ne s'avouent pas, et tout à coup plus rien, plus jamais l'ami, parti sans laisser d'adresse, la déprime, les années sabbatiques, les voitures de remise enfin. Roger semblait très bien connaître la Californie et se lança dans un développement sur les différences de structure mentale des équipes de base-ball de Los Angeles et de San Francisco. Palerno décrocha à ce moment-là, parce qu'il reconnut dans le bras qui passait les vitesses le geste mou de celui qui touille un sorbet pour en précipiter la fonte, et il ne parvint plus à penser qu'à ça pendant quelques instants, et puis à Stendhal qui vante la qualité des sorbets de Milan.

Comment sans électricité ?

Roger était absorbé par son récit au point qu'il ne prêtait plus qu'une maigre attention à la conduite, ponctuée d'arrêts aux feux de plus en plus fréquents, comme une pléthore de virgules autour de son histoire.

– Quand j'y repense, c'était un moment où tout avait l'air possible, on croyait tous que le progrès était derrière nous et qu'il n'y avait plus grand chose à craindre de l'industrialisation. Elle nous avait construit les maisons qu'on squattait dans Laurel Canyon, les voitures délabrées qu'on se prêtait pour rendre visite à d'autres amis, les machines à musique, notre seule concession à la sophistication technologique. On pouvait s'habiller avec les tuniques produites par les artisanats de pays imaginaires aux frontières lointaines. Ce qui était le plus étrange, et qui paraîtrait le plus exotique à un regard contemporain, c'était la force de la tolérance. Tout était éminemment respectable, tout était une manifestation de la Vie, et par là toujours sanctifiable. Par exemple, les sectes pullulaient dans la vallée. Aujourd'hui j'ai un souvenir horrifié de cet amas de niaiseries, tous adorant, tous révérant et priant, dans une ambiance de concurrence folle où les adorateurs du Souffle, vous croisant dans la rue et vous prenant pour des sectateurs de l'Oeil, vous suivaient sur des kilomètres et essayaient doucement de vous convaincre du bien fondé de la vénération du poumon. Oui, c'était un mélange de tolérance et de concurrence. America. Pour mon ami, c'était différent, il était français, enfin, indochinois, mais il avait suivi des études en France, enfin, ça revient au même, dès qu'on parlait des sectes, il citait Voltaire, un écrivain de chez vous, et il parlait de tous ces types gentiment possédés en terme de " fripons " ou de " coquins ". Il était arrivé à lancer une mode avec ces mots, c'était devenu des sobriquets courants pour désigner tous ces types qui vous abordaient dans la rue, mais bien sûr, personne ne savait sur le Strip ce qu'était un fripon ou un coquin. Il n'avait aucune indulgence. Et puis, un jour, mais c'était bien avant sa disparition, sa vraie disparition, il a disparu. Ca a été une source de malentendus et d'engueulades à n'en plus finir, aprés, quand il est revenu, parce que je n'avais pas fait engager de recherches, je n'avais pas signalé sa disparition à la police, aux autorités du campus ; et c'est vrai que quand j'y pense maintenant, c'était assez trouble de ma part, je ne sais pas. De toute façon, ça l'aurait gêné si j'avais lancé des recherches, parce qu'on l'aurait vite retrouvé, la police se serait sans doute adressée directement à la bonne adresse, à la bonne cinquantaine d'adresses des différentes sectes de la vallée, et c'était là qu'il était, je veux dire à Palo Alto. Sa disparition a duré une vingtaine de jours. Il avait fait le pari avec lui-même de désectariser une communauté entière à lui tout seul, seul contre quarante sept, avec ce Voltaire derrière lui quand même. Ca a été un horrible malentendu, il ne s'en est jamais vraiment remis, du reste, c'était révélateur de sa méthode, des lacunes de sa méthode de recherche universitaire, aussi. Il a voulu choisir une secte au hasard, et il est tombé sur des adorateurs de la Lumière et du Soleil. C'était à Palo Alto, dans une villa plutôt sobre, mais sur des terres immenses. Il s'est rendu compte qu'il rencontrerait forcément des problèmes de méthode avec les Luminaires. Et en effet, dès qu'il parlait pour entrer dans le vif du sujet, il était amené à employer des métaphores qui tournaient autour de la lumière et de l'éclairement. Il les a fait passer de l'adoration de la Lumière, au respect des Lumières, et si la secte avait été un peu mieux organisée, un peu plus structurée, ou moins laxiste, comme vous voudrez (mais c'était cette fabuleuse ambiance de tolérance dont je vous parlais tout à l'heure), on l'aurait pris pour un schismatique, un déviationniste du dogme, il aurait débauché quelques fidèles qui auraient préféré le pluriel des lumières, au singulier. Ils auraient fondé une autre secte, à Santa Monica, par exemple, il y avait de la place à l'époque, et pas cher. Mais ça ne s'est pas passé comme ça, on l'a pris pour un gourou supérieur, le gourou précédent s'est incliné et ils sont tous devenus du jour au lendemain des sectateurs de la Raison, ce qui peut paraître étrange, mais à première vue seulement, car n'oubliez pas que nous sommes en Amérique. Il a été dégoûté, il les a abandonnés, mais sans faire d'éclat, je crois, et même peut-être plutôt lâchement, il n'en a jamais parlé, les laissant tous orphelins de la Raison ... Il semblait vraiment très affecté par cette expérience, et puis sa colère s'est reportée sur moi parce que, trop content d'être débarrassé de lui, je n'avais pas prévenu la police.
Une semaine après son retour, nous avons été réveillés en pleine nuit par des coups sur la porte ...

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