Quand il franchit la porte de l'escalier, Wolfgang entendait encore les sanglots profonds et les soupirs humides de l'homme tortue. Tout à faire, se reprit-il. Au 5ème étage, l'ascenseur attendait encore, un filet de lumière perçait entre les portes closes. L'étage avait une structure de duplex: en haut des studios vitrés, de la régie, des tables de mixage et des écrans à n'en plus finir. En bas, des studios d'enregistrement, des sièges en gradin pour les spectateurs. Wolfgang s'approcha, en essaya un, s'y carra profondément, caressa les accoudoirs de velours cobalt comme il aurait flatté le pelage d'une bête rare et docile, éprouva un vif contentement à l'idée que personne ne fût là pour lui en disputer l'exclusivité, et finalement éclata de rire en silence, battit des mains à tout rompre. Sans un bruit.

Il était trois heures vingt cinq quand Wolfgang pénétra dans la régie du studio 3. C'était écrit sur la porte, l'heure, et le numéro. Il prit une inspiration profonde et fouilla dans son havresac dont il sortit un sachet en plastique rempli de tubes de colle à la cyanolite.

"Vu à la télé" !

Il commença par les tables de mixage, puis ce furent les caméras, le matériel de prise de son, les projecteurs. Les émanations de colle lui piquaient le nez, commençaient à le faire pleurer, mais ce n'est pas pour ces raisons que Wolfgang enfila un petit masque de prévention contre les gaz, sorti de son sac encore, petite hotte si généreuse. Pour faire bonne mesure, il aspergea le matériel, mais au hasard cette fois, sans parti-pris et sans ordre préconçu, avec un peu d'acide. Il répéta les mêmes gestes dans les studios 5 et 1, puis le 4, épargnant mystérieusement le 2. Ensuite, sans prendre le temps de retirer son masque, il se dirigea vers le fond du couloir, juste sous le bureau de la tortue dépressive. Une vidéothèque. Réserve de rushes, bouts d'essais, émissions en stock. Il ouvrit tous les tiroirs, et au centre de la pièce vidangea posément le reste de son bidon, grommela derrière son masque contre les émanations qui commençaient à lui brûler la gorge.

Il le retira dès qu'il fut sorti de la réserve. Trois mètres le séparaient de la porte de l'escalier de service, quand un bruit caractéristique le fit se retourner. L'ascenseur arrivait à l'étage. Il fallait donc qu'il en fût parti. Wolfgang n'y avait pas prêté attention, il se le reprocha. L'ascenseur apparut à l'autre bout du couloir, sa fenêtre claire montait comme un curseur, une barre autosatisfaite et complaisante sur un graphique. Il se plaqua contre le mur, sa main plongea dans le havresac.

La lourde porte rétracta ses valves et le gardien sortit de l'ascenseur comme une bombe, l'arme en joue, un fusil mitrailleur court qu'il n'exhibait pas tout à l'heure, dans la rue, ou qu'il n'avait pas sur lui à ce moment-là, et il se jeta à genoux, hurlant

– Allez, you, motherfuckers sortez sortez tous d'ici, on n'épargnera personne.
Sa voix était cassée, venait du fond de la gorge, et, quand il eut repris son souffle, mais de cette même voix de gorge, il dit
– Tacatacacatacacatac Racatac

Tacatac Ratatatatatatac.

Des survivants ?

Un silence, puis, la voix pleine d'une rage mal contenue:
– Enfoirés de trafiquants !
Le gardien s'était relevé, marchait maintenant, exécutait une sorte de parade, présentant son arme tantôt à gauche et tantôt à droite, dans la lueur glauque des veilleuses de toutes les issues de secours qui ne lui suffiraient jamais. Tout en avançant, les ailes de ses narines commençaient à battre. Son expression devenait sagace et suspicieuse. Il avançait sur Wolfgang, dont il n'était plus qu'à sept mètres. Peut-être ferait-il demi tour sans le voir ? Peut-être pas, songea Wolfgang, et quand l'homme ne fut plus qu'à trois mètres, il avança droit sur lui, et d'une voix glacée
– Votre arme, Monsieur.
Le gardien baissa les yeux sur son fusil mitrailleur, et Wolfgang lui jeta deux doigts dans les narines. Ainsi l'on fait aux taureaux, doux soudain comme des faons, et il tira à lui, leva le genou. Les dents du gardien claquèrent, et il gémit. Wolfgang le frappa à la tempe, et l'homme s'écroula. Wolfgang se coucha sur lui et attendit que sa respiration reprenne un rythme normal. Quand il put régler son souffle sur celui de l'homme allongé, il se redressa, désarma le gardien, attrapa le fusil - la sécurité était enclenchée, et heureusement, se dit Wolfgang, car le doigt se crispe quand on presse le nez - et aussi le Magnum enfoncé à la diable dans le pantalon, qu'il fourra dans son havresac. Puis il prit le pouls de l'homme, serra le lobe de son oreille entre le pouce et l'index, pressa très fort, se livra à des manipulations indistinctes avec son auriculaire, pressa encore, de façon continue, puis intermittente.

Il rouvrit la porte du studio 3 et poussa l'homme à l'intérieur.

Maintenant, les explosions.

Il regarda sa montre, s'inquiéta, hésita, et il prit finalement l'ascenseur, qu'il bloqua au 10ème étage une fois qu'il y fut arrivé. On avait remisé là différents matériels en attente, rebut, livraison, réparation. Il plongea encore la main dans son havresac, palpa, fouilla, mit quelque temps, trop de temps, se reprocha-t-il, à trouver ce qu'il y cherchait: deux petits réveils à mécanisme d'horlogerie, si rares maintenant. Il avait dû faire les Puces pour se les procurer, et avait éprouvé comparativement moins de difficultés pour le plastic, qui donnerait tout son sel à l'horlogerie. Le plastic, c'est fantastic, il fredonne, raccordant rapidement les deux réveils à deux étuis remplis de gelée douce, ambrée, épaisse. Faire sauter seulement la tête. Le 10ème, c'étaient les rebuts, mais aussi toutes les commandes énergétiques, chauffage, alimentation électrique et relais d'émetteurs. Wolfgang avait étudié tout cela, on lui avait remis des plans, il avait calculé ses chances. Il marcha sur une porte que rien ne distinguait, ou plutôt, qui se distinguait précisément par cela qu'elle n'offrait rien à lire, ni chiffre ni lettre, et Wolfgang sourit: il savait qu'on avait beaucoup protesté contre cette absence, des milliers de lettres, ou bien c'était contre le déplacement de l'émission, il ne savait plus au juste. Il posa le petit réveille-matin au centre de la pièce, sur une table en Formica déserte, qui semblait de toute éternité attendre cet accessoire pour accéder à une existence plus vraie, plus intense et plus chaude.

De beaux rêves avant un dur réveil, songea Wolfgang.

La quantité de plastic avait été calculée en fonction du volume de la pièce, de telle sorte qu'en aucune manière l'impact de l'explosion ne puisse déborder de celle-ci. Wolfgang tenait toujours à ce que les signes soient clairs. L'autre réveil était destiné au rez-de-chaussée. La charge en était moins importante, destinée seulement à faire diversion, à gêner les interventions que la première explosion ne manquerait pas de susciter. Il allait le remettre dans le havresac, le serra finalement dans sa poche, contre son cœur. Première explosion à 4h. 12. Il lui restait quatre minutes pour déposer le réveil à temps. C'était juste. L'homme-tortue désespéré n'était pas prévu, son intuition lui avait fait cependant intégrer dans son timing l'épisode du gardien fêlé. Wolfgang prit soin de bien fermer la porte et marcha vers l'ascenseur. Les curseurs lumineux dont il ne détachait pas les yeux lui indiquaient qu'il venait de franchir le deuxième étage, quand il entendit une explosion très assourdie au dessus de sa tête, comme en un lointain banquet une bouteille de champagne que l'on débouche, et instantanément, les curseurs s'éteignirent et l'ascenseur se figea. Il eut le temps de pester contre les Puces, et la détestable fiabilité de ce qui s'y vend..

Et c'est fini, Wolfgang. Adieu, Wolfgang.

 




Palerno se frotta les yeux, pressa des touches en se trompant plusieurs fois, finit par trouver les commandes convenables, et éjecta, rangea la disquette dans un classeur prévu à cet effet, derrière toutes les autres disquettes que possédait Anne-Lise Piel, tout au fond, WOA, plus rien derrière. Puis il s'étonna d'être arrivé au bout de cette histoire, fini Wolfgang, et il se demanda s'il était juste que cette histoire s'achève ainsi, puis, prenant de la hauteur, s'il fallait que toutes les histoires s'achèvent ainsi. Il finit par admettre cette sorte de nécessité qui devait faire que Wolfgang disparaisse, à peine apparu, étonnant technicien à l'intériorité fragile. Et puis, nu en tête à tête avec l'écran obscur, il se demanda s'il avait bien compris, ou si l'auteur s'était mal exprimé, si Wolfgang n'avait pas inventé tout ce scénario pour disparaître seulement, pour s'effacer à jamais des mémoires. Quel sens pouvait-on trouver à la destruction d'un bâtiment ? Quel intérêt, à moins d'un leurre, une mise en scène pour des plans cachés que Wolfgang aurait été seul à comprendre ?

Cette idée l'apaisa, et dans l'obscurité revenue il tapota vaguement sur le clavier, cherchant à tâtons les lettres d i s p a r a î t r e , et ensuite : e x p l o s i o n , et il les laissa dans sa tête faire autant de chemin qu'au bout de ses doigts. Puis, relevant les yeux sur l'écran gris, maintenant muré dans son silence :

– Pas de WASP là-dedans, Palerno, juste une idée. Une suggestion, peut-être.
Dans la chambre, une lumière venait de s'allumer. Suite ...