Il était vraiment très tard, à ces heures où la télévision, avant de s'évanouir et se perdre sous la neige, ne diffuse plus que des documentaires de vulgarisation ou de profonds débats. C'était l'heure où se contentent de rechigner tous ceux qui pestent habituellement contre la Redevance, et se résignent alors à la payer pour ce laps de temps si court où s'accélère la fréquence de leurs bâillements. Ce soir-là, le téléspectateur réconcilié avait le choix entre le voyeurisme médical hard (du sang, des coronaires, des pontages), la Psychologie toute mobilisée au chevet d'un couple improbable, et l'Astrophysique, le Tout Petit, l'Infiniment Grand, leurs relations. C'était justement cette émission qu'avait essayé de suivre Wolfgang, qui y renonça au moment où il regardait sa montre, et où un homme aux gros yeux humides et rêveurs trahissait une citation de Blaise Pascal.

– L'immensité des espaces infinis m'effraie !

tonna Wolfgang, qui, tout étonné de sa sortie, effrayé presque par le ton de sa voix, s'ébroua. Il jeta sur l'écran une canette qui traînait au pied de son fauteuil avec le lancer amorti du tireur à la pétanque qui cherche à donner de l'effet à sa boule. La petite bouteille frappa doucement la grille qui dissimulait le haut-parleur, puis elle opéra un glissando sur les boutons de commande sans effet notable sur aucun d'eux. À l'écran, les yeux de l'homme étaient humides, il était maintenant au bord des larmes et énumérait des chiffres astronomiques pour offrir à tout un chacun un avant-goût de l'infini.

Wolfgang se leva, puis se ravisant, commença à marcher à quatre pattes vers le poste, qu'il essaya d'éteindre avec la pointe de sa langue, puis, voyant que ses efforts seraient vains, et même dangereux (il crut sentir un début de chatouillis au bout de sa langue humide), il refit un essai avec le bout de son nez. Il ne possédait pas de télécommande, et il se prit à rêver qu'après ce soir peut-être, il lui serait donné de s'équiper d'un tel dispositif, et puis peut-être aussi d'un écran plat, et sans doute géant.

"Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable"

prononça-t-il. Puis il se résolut à, non, plus de télévision, plus jamais la télévision, adieu, après ce soir. Alors il essaya de se souvenir depuis combien de temps il lui arrivait de parler seul, mais il finit par convenir qu'il ne faisait au fond que se parler à lui-même.

Peut-être, il recommencerait à lire.

"Rien à voir, et tout à faire ce soir, tout à faire toute la vie". Wolfgang sourit et ses yeux brillent. Il sourit à cette idée qui vient de l'effleurer: tous les dangers qu'encourt la télévision à ne pas toujours captiver les gens de son espèce, ne pas toujours les tenir vrillés dans un fauteuil et scotchés devant l'écran. Lorsqu'il habitait encore en Suisse, et qu'il lisait, il était tombé sur un de ces articles, au titre aguicheur, dans le style "Le rôdeur sur le seuil d'audience", quelque chose comme ça, qui tournait en dérision les risques d'exemplarité, de modélisation, disait l'article, de la délinquance télévisuelle. L'article soulignait fort judicieusement qu'on ne pouvait être à la fois dans la rue, et devant la télé.

Occuper les gens comme Wolfgang, surtout ne pas les laisser abandonnés à leurs penchants, à ne savoir quoi faire de leurs mains, oisifs et vicieux, plastic ou Semtex à la main, et non la télécommande.
Lentement, Wolfgang se rasa.

Ensuite, quittant son appartement, ses pensées s'attardèrent aux murs lépreux de sa cage d'escalier, des efflorescences par plaques, et cela excita sa pitié, puis déclencha une dépression brève et profonde, qui s'amortit en une sorte de doute, une envie de remonter. Il descendit la dernière volée de marches en raclant les murs, essayant de gommer un peu de cette misère qu'il emporta comme le soldat son épaulette.

Il marcha par les rues, traversa trois quartiers, et ne se fit remarquer de personne. Il contrôlait de loin en loin la substance des gros conteneurs à ordures, plantés comme des sentinelles sur les trottoirs, tous ces déchets si scrupuleusement scellés, muets, émettant parfois un filet d'odeur âcre, ou son fantôme seulement, errant au hasard des plis du plastique craquant. Wolfgang sourit tristement, rétablit l'équilibre de son havresac, sur l'épaule.

Les pans de son manteau épais lui battent les genoux, et il hume l'air comme le ferait un jeune chien content. Parfois, un nuage blanc sort droit de ses lèvres quand il respire, et d'autres fois, le nuage est détourné par son écharpe qu'il porte lâche. Il lui arrive de remonter la bride de son havresac qui n'est pas très lourd. Trop froid pour sortir. Personne dans les rues. Est-ce une raison suffisante - ce froid - pour regarder des savants apparemment honnêtes falsifier les citations des grands auteurs ? Temps pour dormir. Et Wolfgang en marchant penche sa tête sur le côté, et l'appuie sur ses deux mains jointes.

Bonne nuit, murmure Wolfgang qui bâille à toutes les fenêtres encore nimbées de cette étrange clarté cathodique.

L'itinéraire qu'il avait choisi n'était apparemment pas rationnel, et il mit trois fois le temps qui eût été normalement nécessaire pour couvrir la distance qui séparait son appartement des studios. Il avait rigoureusement étudié sa trajectoire, apprenant par cœur le nom des rues sur un plan, toutes les intersections. Il avait imaginé de suggérer à qui l'observerait, le suivrait, qu'il allait plutôt partout, que là précisément où il allait. Comme une spirale cassée sans cesse, et indéfiniment l'éloignant du centre. Finalement, il dut se résigner à obliquer dans la bonne direction, celle des nouveaux studios de la télévision.

Il était trois heures quand il arriva au siège de la chaîne. Le hall était lumineux. Sur le seuil, un gardien armé exécutait une version courte de ce qu'on appelle les cent pas. À l'intérieur, des personnages lourdement maquillés, la mine défaite, fumaient des cigarettes, agitaient leurs mains, se passionnaient. Wolfgang, sur le trottoir en face, porta ses doigts à ses lèvres, émit un nuage de brume voluptueuse. Les champs de la Virginie ? Se gardant bien de traverser, il passa son chemin, prit le pâté de maison à revers et s'engagea dans la descente de garage des studios. Un simple conteneur à ordures bloquait la porte d'entrée, évitait ainsi une déconvenue au distrait qui aurait oublié ses clefs. Il s'engagea dans le parking souterrain, ne prit pas la peine d'actionner la minuterie, se fiant aux veilleuses seulement, s'amusant de leurs fugitifs reflets dans les catadioptres, comme les regards des bêtes croisées en roulant à la campagne, de nuit.

Il atteignit l'ascenseur, et ensuite tout se réalisa avec une facilité déconcertante, et selon un plan très vite élaboré, suivant rimes et raison,

De la confusion

De la corrosion

Des explosions

Il savait que les studios seraient vides, et qu'il n'avait plus que six minutes pour commencer. Un gardien en bas, destiné davantage à surveiller les sorties qu'à filtrer les entrées, quelques guignols encore dans le hall en train de faire des commentaires, et puis c'est tout. Et pourquoi surveiller le vide ? Sûrement quelques coffres de-ci de-là, songea Wolfgang, et des idées plein la tête de ceux qui travaillaient ici, et qui justement n'étaient pas là. Il monta au neuvième étage et cela lui laissa le temps d'apprécier les courbes de l'Audimat affichées dans l'ascenseur. Un et demi pour cent des téléspectateurs avaient été témoins de la citation fautive. Un demi pour cent avait changé de chaîne, ou éteint son poste comme Wolfgang lui-même l'avait fait, parmi lesquels un quart avait dû revenir, constatant une fois encore qu'il ne supportait pas le spectacle du sang de la chaîne concurrente, même adouci d'un voile bleu, même sans l'odeur, ou que le sommeil décidément tardait à venir. Arrivé à destination, il renvoya l'ascenseur au 5ème. Tout au fond du couloir, centrée sur le mur, il y avait une armoire métallique, simplement close, même pas verrouillée, garnie de toutes sortes de fiches comme aux antiques standards téléphoniques que Wolfgang n'aurait pu voir que dans des films. Même pas né. De toute façon, Wolfgang ne prend pas la peine d'ouvrir le boîtier, et ce n'est pas encore cette fois qu'il pourra jouer au standard téléphonique. Il fouille dans son havresac, en extrait quelque chose comme une pyramide, un objet très dense et de la forme d'une pyramide, qu'il fixe sur la porte du boîtier avec une bande de sparadrap disposée en croix. Je panse, donc ? commence à s'amuser Wolfgang, et puis il est distrait de son calembour. On perçoit maintenant une vibration dans l'armoire, comme une protestation molle, songe Wolfgang. Il pense aussi à la fragilité de l'électronique, sa malléabilité, son caractère tellement influençable. Il s'éloigne à reculons pour apprécier son œuvre, et il ouvre une porte, au hasard, la première qui lui tombe sous la main.

Rien ne sonne. Aucune grille ne s'affaisse à grand fracas au milieu du couloir. Rien ne se déclenche, et Wolfgang ne peut s'empêcher de sourire de satisfaction.

Derrière les portes, il y avait des bureaux qu'il entreprit de saccager. Tantôt méthodiquement, intervertissant les dossiers, les feuillets, les chemises, et tantôt violemment, balayant de son avant bras les planches de travail, et parfois de sa semelle. Avant son passage, on aurait pu dire que certains bureaux étaient en ordre, et d'autres non. Après qu'il fut passé, régnait partout comme un ordre supérieur et calme, l'ordre de celui qui a fait son deuil de tous les classements après en avoir éprouvé la vanité.

Il prit l'escalier pour descendre au 5ème étage, où il devrait faire preuve de sérieux, de minutie. Arrivé au 7ème, il glissa cependant un œil dans le couloir, baigné de la lueur glauque des veilleuses, Sortie de secours, Emergency Exit. Au mitan du couloir, un homme titubait, accroché au mur comme aurait pu le faire une araignée, ou une majorette entravée par la neige. Il ne maîtrisait plus la verticalité et devait croire qu'il rampait sur le sol, toujours levant un genou, désespérément le relevant, et puis l'autre, et l'autre encore.

Il n'avançait pas.

La porte de l'escalier de service émit un craquement sec comme font ces sortes de porte à rappel automatique, et l'homme tourna vers lui son visage, posa ses yeux sur Wolfgang avec cette expression désabusée et parfois lourde de reproche qu'affectent les tortues. Relâchant la porte qu'il fit claquer, Wolfgang s'adressa à l'homme avec un léger accent difficilement identifiable, un ton de réprobation moralisatrice.

– Mais qu'est-ce que vous faites là, vous ?
L'homme sans dire un mot tendit le doigt vers le fond du couloir, et Wolfgang le prit par l'épaule. Il était petit et léger, émanait de lui une odeur mêlée de malt et d'anis. Wolfgang, du fond du rigorisme de son éducation protestante, se demanda comment il était possible de se mettre dans des états pareils. Il adopta une progression lente, très lente, qui finit tout de même par les conduire au fond du couloir. C'était un bureau, plus vaste que tous ceux qu'il venait de visiter, avec une moquette claire très épaisse, de la poudreuse. Un bel éclairage un peu bleuté. Dès son entrée dans le bureau, l'homme prit de l'assurance, se dégagea du bras de Wolfgang, et marcha sur son fauteuil qu'il atteignit en trébuchant à peine, une fois seulement, et par une sorte de réflexe d'auto-punition, pure peur de la réussite et du sans-faute. Il s'amusa à faire pivoter son fauteuil, la mine joviale et dominatrice, qui tourna vite à la grimace et qu'un hoquet conclut. Il releva les yeux sur Wolfgang qui s'assit en face de lui. La lumière plus intense lui avait fait perdre son expression récriminatrice de tortue. Il fixait Wolfgang très intensément, comme cherchant ce qu'il allait pouvoir lui dire, et finalement, après avoir remué les lèvres sans résultat, à plusieurs reprises, et dans des configurations de bouche à chaque fois différentes, un mot sortit, deux, puis d'autres, jusqu'à constituer une sorte de phrase rudimentaire
– Pas frais, le mec ...
Et pivotant sur son fauteuil, tournant le dos à Wolfgang, à son bureau, à tout, il éclata en sanglots. Suite ...