... n'a rien fait qui suscite le respect.
F. Mitterrand


 

 

Pas de télévision, pas d'engin musical dans le salon, pas de bibliothèque, seulement des canapés, et quelque chose comme l'Être-là pour seule perspective de loisir. Sur les murs, disséminées, des étiquettes de tailles et de couleurs variées, tantôt soigneusement découpées au cutter, tantôt négligemment tranchées à l'arête de la règle, et aussi parfois sommairement arrachées à la feuille, au registre, au journal. Palerno avait pu constater, à l'occasion de ses nombreuses visites que Pareille - c'était ainsi que se nommait le propriétaire de l'appartement, achat sur un crédit de quinze ans, pas d'apport personnel - Pareille changeait les étiquettes de place selon les mouvements de la réalité dont elles étaient la figure. Coincés entre des sérigraphies sévères, il avait placardé les scores d'audience de ses émissions, organisés en courbes graphiques, et mis en parallèle tantôt avec les fluctuations de l'indice Dow Jones, du Nikkei, ou du CAC 40, tantôt avec les coefficients des marées, mariages sans rigueur, ou obéissant à une rigueur obscure qui échappait à des équivalences trop simples. Ainsi, Palerno avait remarqué que parfois, le taux d'audience montait, accompagnant une chute du Nikkei, et d'autres fois, non. Souvent, une sorte d'isonomie entre le Palais Brongniart et les coefficients des marées.

Que Pascal Pareille pût être capable de cette sorte d'humour, était le message principal de ces placards, et aussi le fait que, quoiqu'amuseur public, il eût le souci de la chose économique.

Il sortait tous les jours à 17 heures, quittait son appartement, un peu comme s'il avait voulu promener son chien, mais il se promenait lui-même, cravate au cou desserrée, n'ayant à ce jour trouvé que lui-même à sortir. Il marchait dans le Parc Monceau, empruntait dans le désordre ses allées désertes aux rhododendrons défleuris. Il devait apprécier de marcher à la nuit tombante, rejoindre son domicile dans les taches de lumière des réverbères, entre chien et loup. Les soirs d'hiver, il laissait son appartement illuminé, trois fenêtres qui donnaient sur la rue, et Palerno pouvait ainsi tout à son aise fureter dans l'appartement, décoré avec cette sobriété, cette rareté qui ressortit au luxe contemporain.

Pascal Pareille s'occupait des programmations de divertissement sur une chaîne de télévision française, il faisait partie de ces gens qui organisent et gèrent l'ensevelissement des masses sous les objets manufacturés dont ils ont su, pour leur propre compte, se mettre à l'abri. Et Palerno sentait dans cet appartement comme une tension vers le sobre et le minimal, le sobriquet, le bol et le bâton monacal, mais contrariée par une irrépressible envie de s'exhiber, de s'exprimer et de tout dire sur les murs et dans ses meubles. Ce Pareille qui déambulait solitaire en ce moment dans les allées du Parc Monceau, entendait que le monde sache - au moins la fraction du monde autorisée à pénétrer dans son appartement, très peu de gens au total, même en comptant les clandestins - que sa vie était centrée sur ses oeuvres, qu'il n'en attendait pas d'autre salut, pas d'autre bonheur, et en gros qu'il n'était pas dupe.

La chambre : un lit désordonné faisait grimacer sur le couvre-lit le visage d'une actrice américaine habituellement riante. Sur les miroirs de la salle de bain, il y avait encore les slogans publicitaires très raides, déjà là, déjà lus la dernière fois, et tracés au rouge à lèvres, injonctions sans détours et sans rêves, achetez-moi car je suis le meilleur, faites-moi confiance parce que je suis le plus fiable, fiez-vous à moi car je suis le plus cher, le tout en anglais. Avec un petit papier scotché en coin de miroir, Pascal Pareille en avait fait une obscure exégèse : « L'enfer, quand il m'arrive d'en rêver ».

Table des matières

Palerno n'éprouvait guère de sympathie à l'égard de Pascal Pareille la première fois qu'il avait forcé sa porte. Il était entré par effraction, mais Pascal Pareille n'en sut jamais rien ... sa visite fut au moins aussi imperceptible que l'humour de ses slogans au lipstick, et les clés de cet appartement tintinabulaient maintenant contre les siennes, sur son trousseau. Progressivement, au fil de ses visites entre chien et loup, Palerno avait senti s'évanouir en lui toute velléité de compassion.

Sur les murs de la cuisine, on avait calligraphié à la bombe en très gros caractères quelques strophes incomplètes d'un tube des années 60, qui exprimait une sorte de frustration à l'égard de ce qu'on appelait alors « la société de consommation ». Sur le mur, tout contre un réfrigérateur lilliputien, cela donnait :

When I'm driving in my car,
And that man comes on the radio,
He's telling me more and more
About some useless informations
Supposed to fire my imagination,
I CAN'T GET NO ...

le frigo
C'était la même chose sur la cloison où une étagère supportait un four à micro-ondes, et Mick Jagger se sentait cette fois lessivé par les insistances d'un homme qui lui vantait les possibles blancheurs de sa chemise.
... How white my shirt can be,
I CAN'T GET NO ...

le four

Il n'y avait pas de machine à laver dans l'appartement.

Beaucoup de sens, très peu d'objets. Trop petits, les objets. Comment pouvait-on vivre dignement avec un réfrigérateur et un four si petits, et avec tellement de mots sur ses murs ? L'essence problématique de Pascal Pareille se trouvait résumée là : trop petit électro-ménager, trop de mots. Faut-il le dire ? Palerno était presque choqué par les gens qui essaient à toute force de s'exprimer, par livre, appartement, écrits de toutes sortes - dans quel monde croyaient-ils vivre ? Espéraient-ils encore que la paix serait signée ? - et Pareille semblait un expressif particulièrement grave, à vouloir tout dire, tout étaler, tout afficher, à vouloir faire de son appartement un petit fascicule sur ce qu'il pensait du monde, et du rang qu'il y tenait. (Palerno s'est toujours efforcé d'écrire avec parcimonie ce qu'il pense, comme il évite de toute façon de laisser des traces ou des signatures dans les lieux qu'il visite).

Quand Palerno avait consulté le dossier, il y était pourtant précisé que Pareille n'était pas un imbécile. Il avait à son actif un cursus universitaire sans faille, quoiqu'accompli, précisait-on, en une période creuse où l'acte de présence était reconnu comme une preuve en soi de valeur. Palerno n'avait jamais pu savoir qui était chargé de rédiger les rapports et les synthèses, mais y transparaissait souvent cette pointe d'amertume, cette médisance facile.

Derrière la chambre, il y avait une sorte de réduit sans fenêtre qui aurait fait un joli labo-photo, mais que Pareille réservait à un tout autre usage : trois postes de télévision, un magnétoscope, une table de montage, des rayonnages bien remplis par les bons auteurs de sémiologie, traités rédigés pour la plupart entre 1971 et 1977. Une table pour écrire, un petit radiateur électrique. Le tout concentré dans 15 m3 environ d'air rare et comme rendu chatouilleux par les projections cathodiques. Pas d'affiches ici, pas d'étiquettes, pas de frustrations étalées, ni slogans ni provocations.

Sur la tablette, il avait laissé un lourd stylo, incomplètement rebouché, un brouillon, et deux lettres en cours de rédaction. Le brouillon était sybillin : c'était un peu comme un rôdage pour stylo qu'on n'a pas sorti depuis longtemps, et pour aider l'encre à s'épancher, il avait laissé libre cours à ses petites ritournelles. Les premiers caractères étaient pâles, la suite d'une noirceur pleine, il avait écrit « I'm Willy the Pimp, pa pa dam pa poum ».

 

La première lettre était surprenante.

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