Son visage était contracté par l'attention,
ou par quelque chose qui lui contractait le visage.
R. Chandler


 

Ludwig regardait distraitement l'écran de la télévision. C'était l'heure où des gens, jouant au pendu, gagnaient de nombreux lampadaires. « Rien ne sert de courir » grogna-t-il sans chercher à cacher son mépris. Puis il se leva pour éteindre son poste car il n'avait pas de télécommande. C'était un noir et blanc qui parait du prestige de l'art et de l'essai tous les énoncés télévisuels, et même jusqu'à ce jeu de pendu pour condamnés sursitaires.

Il y avait dans la rue les vibrations du soir des rues qui, à Paris, abritent les marchés. Des pas pressés, des clameurs et des bras alourdis de victuailles. Ô les couinements des paniers à roulettes ! Et aussi des senteurs de poulets rôtis à la broche. Le pas de Ludwig n'était pas trop pressé ni trop calme, seulement déterminé. Il dépassa trois rues pour retrouver sa voiture garée dans une zone sans horodateurs. La mort dans l'âme, il déboîta et abandonna sa place, songea aux heures sans sérénité qui l'attendraient dans les jours à venir, puis il se rassura en imaginant qu'il pourrait vendre son auto. Mais la vendre dans les jours à venir ne manquerait pas d'attirer les soupçons.

– Et pourquoi, songe Ludwig, je n'ai rien fait ?
Sourire dans ses yeux. Quelques minutes plus tard, Ludwig est dans le VIIIème arrondissement. Il n'y a pas de rues avec des marchés et les places sont amples, taillées pour des limousines au regard sournois et à la respiration paisible. Il estime qu'il a eu de la chance, il a trouvé à se garer dans une position telle qu' il se trouve dans une diagonale de visibilité parfaite pour la porte cochère, n° 9, qu'il doit surveiller.

Rares les passants.

Le plus souvent des gens avec un calme sourire qui promènent leurs chiens avant, ou après une émission qui a suscité leur intérêt.

Ludwig n'aime pas la télévision, il ne paie pas sa redevance, ne s'inquiète pas des ennuis que cela pourrait lui attirer. Il ne mesure pas les ennuis à l'aune de ce que M. Tout le monde qui regarde la télévision considère comme des ennuis. Si on voulait approfondir la position de Ludwig vis à vis de la télé, on pourrait parler de frustration : c'est pour lui un droit élémentaire du travailleur qui rentre chez lui le soir, de se distraire, de penser à autre chose que ses boulons, ses vérins, ses circuits imprimés, ses caisses enregistreuses. Il ne peut s'empêcher d'associer l'idée de distraction à des chapeaux mous posés sur des visages mal rasés, des rafales éblouissant la nuit, et des femmes merveilleusement fatales, et portant large les épaulettes.

À  la place, des jeux, et des activités de patronnage semblables à celles avec lesquelles on tuait le temps des jeudis, il y a longtemps.

Ludwig ne sait pas qu'il est très facile de se procurer ce type de distraction - chapeaux mous, relative fatalité des femmes - dans les livres, mais il n'aime pas lire, ou il ne sait pas, ou bien il préfère se maintenir dans un état de frustration qui ne lui déplaît pas, qui lui est plutôt utile, professionnellement parlant. Ce soir, et c'est pour cela sans doute que ses idées gravitent sans cesse autour de ce thème, sa cible est en rapport direct avec la télévision, on lui a expliqué que c'est un directeur d'unité de programmes, une sorte de bureaucrate qui remplit les soirées d'activités de patronnage mal finies, en lieu et place des chapeaux mous froissés.

À  22h.13, Ludwig se souvenant qu'il n'avait rien mangé ce soir, regretta les senteurs de poulet qui flottaient par les rues au pied de son immeuble. Il a des qualités d'abstraction peu communes, non pas au sens formel (Ludwig serait incapable de formaliser abstraitement son rapport à la télévision comme une frustration), mais par exemple, à l'instant, il vient de se débarrasser de sa faim sur simple évocation d'une odeur de poulet qui eût normalement affamé tout autre que lui. En prenant les choses sous un angle différent, on peut dire que l'attirance de Ludwig pour les chapeaux mous et les rafales tirées en aveugle à la mitraillette Thomson, est à mettre sur le compte de la tournure plutôt abstraite de son esprit. Il préfère les énigmes, avec ou sans résolution, les ambiances d'énigmes, aux ambiances de solutions tièdes et toujours possibles qu'offrent les vedettes et les jeux.

À  22h.17, le responsable des solutions tièdes et des jeux quitta son immeuble, porte cochère n° 9. L'homme ne remarqua pas le claquement de portière qui coïncida avec sa sortie, ni même l'homme qui se dirigeait à pas silencieux et décidés vers lui. En même temps qu'il s'approchait, Ludwig vit une congruence obscure entre la nullité de ses loisirs du soir, et l'incroyable amateurisme de cet homme, qui ne sentait rien, ne se méfiait de rien, ne voyait rien, les yeux tout obstrués de sa merde de télé. Tout se passa très vite ensuite. Ludwig mit son jugement en veilleuse, rabroua ses ressentiments, orienta et cala son esprit sur une sorte de fréquence féline de sa conscience.

Il arrive à hauteur de l'homme, s'enquiert de son identité, et le frappe de deux coups secs, au plexus et à la tempe. L'identité de l'homme était convenable, il poussa un petit soupir qu'on aurait dit excédé et s'écroula dans les bras qui lui étaient tendus.

Jeu d'enfant pour Ludwig de le charger sur son épaule, de le poser comme un bouquet bien emballé sur la banquette arrière - la police a abandonné depuis quelques temps les opérations coup de poing et les fouilles intempestives de véhicules. Lui, Ludwig, ne les a pas abandonnées. Vite, il pousse l'homme vautré sur la banquette pour se faire une place, lui ligature les poignets dans le dos. Il fait un noeud comme on le lui a appris, par de lointaines après-midi de jeudi, si longtemps. Une large bande adhésive sur la bouche, voilà ; Ludwig s'applique à maroufler les bords, bien chasser les plis. Et puis il fait rouler le corps sur le plancher, entre les banquettes. Deux minutes. Qui le croirait, s'il le racontait ?

Ludwig passa à l'avant de la voiture, et mit le contact avec cette sorte de surprise qu'on éprouve quand se réalise très facilement une opération dont on se faisait un monde. Ludwig a déjà plusieurs fois accompli ce genre d'action, et à chaque fois, cet étonnement.

 

Après qu'il se fut étonné tout son saoul, il sourit et se prit à penser à l'argent qui l'attendait, l'autre moitié à la livraison, non, ce n'est pas croyable de pouvoir gagner de l'argent aussi facilement. Sa conscience dans son élan se prend de pitié pour tous les hommes de la planète qui jouent au loto, ou tout autre sorte de jeu sans jamais gagner. Ludwig ne sait pas encore qu'il va au devant de complications qu'il serait bien en peine de deviner.

Suite ...