L'important c'est la façon de le dire :
bibidibabidi ... bibidibabidi ... bibidibabidi ... bou !
W. Disney

 

 

Palerno remonta la rue, marcha directement sur l'immeuble qu'indiquait la petite carte du prestidigitateur défunt, n° 37. À mi-chemin, il croisa un homme qu'il avait vu sortir d'un bâtiment tout au bout de la rue, sur le trottoir des numéros pairs. Avec une expression de regret pénétré, le quidam fixait ses chaussures. Au moment où il allait le croiser, Palerno leva la main vers son chapeau, se souvint qu'il l'avait abandonné dans le taxi, et, contrarié, ne sut que faire de ce geste amorcé. L'homme tellement soucieux de ses souliers était déjà loin derrière lui, ne lui avait pas prêté la moindre attention, et Palerno dut se résigner à jeter un regard désolé à sa main, suspendue à la hauteur de ses yeux, qu'il employa finalement à lisser ses cheveux.

Arrivé au bout de la rue, il constata qu'il manquait une bonne dizaine de numéros pour que le chiffre de la carte correspondît à celui de l'immeuble, et il comprit que ce chiffre n'avait rien à voir avec une adresse. C'était un numéro de page, ou une référence d'article, l'indicatif téléphonique d'un pays lointain et rare, un étage peut-être ? Et Palerno revenait sur ses pas quand il avisa à l'entrée d'un immeuble, sur le trottoir en face, une machine qui pouvait entretenir une sorte de connivence obscure avec la carte. C'était une porte à trois battants, et sur le panneau central, un petit dispositif tirait la langue et semblait attendre la cartoline de la disquette. Une chance au grattage, maugréa Palerno en traversant la rue. Il introduisit la carte. Une bobinette chut, et la porte s'ouvrit. La machine ne rendait pas la carte.

Maintenant, le tirage.
Il franchit le seuil, et déboucha sur une sorte de sas très sombre qui s'ouvrit au clin d'œil d'une cellule photo-électrique. Un court escalier baigné de lumière. En haut des marches, pas de couloir, pas de hall, pas de boîtes à lettres non plus. Des murs, dans leur essentielle simplicité. Palerno commençait à se féliciter de n'être pas claustrophobe, quand il avisa dans un angle de ce réduit une sorte de petit clavier numérique, de ceux qu'on vous présente à la sortie des caisses, dans les supermarchés. Palerno fit un bref effort de mémoire, se souvint 37 et frappa 104 tout en maugréant contre les codes et leurs ficelles éculées d'additions, de soustractions, et de permutations. Il se demandait si on lui donnerait la possibilité d'un deuxième essai, quand il perçut une sorte de déclic au sommet des marches. Une cloison coulissa. L'escalier donnait directement sur une sorte de parc aménagé à la Française, orné d'un calme plan d'eau en son centre. Cela faisait songer à ce que pourrait être un asile d'aliénés quand on n'a jamais eu l'occasion d'en visiter un vrai.

Il y avait au bord de l'eau, et sous un parasol à franges, une créature obèse installée devant une table de polymère blanc. Un bonnet en étoiles, avec, alternés, pompons et clochettes, dissimulait son crâne vraisemblablement chauve. La créature nourrissait un chien, bouchée après bouchée. Relevant brusquement la tête, elle fixa Palerno, fit le geste de lui tendre une des boulettes d'abord destinée au chien, qui gronda. Palerno se souvint encore qu'il avait égaré son chapeau mou, laissé dans le taxi, sûrement, et se contenta de lui adresser un petit signe équivoque avec l'index et le majeur, puis passa son chemin.

Des pentes doucement gazonnées descendaient vers le plan d'eau, et en haut, des galeries bordées de salles qui semblaient des bureaux avec de très hautes fenêtres à petits carreaux, comme dans les cours des bâtiments scolaires de l'ancien temps. De loin en loin, de grosses potiches pleuraient leurs géraniums, posées sur de vastes dalles lisses, arrondies aux angles. Derrière les fenêtres, il s'agissait bien de bureaux, peuplés d'employés affairés qui pianotaient sur des claviers, visionnaient des écrans d'un air grave. Ils discutaient parfois âprement dans ce qui semblait des micro-conférences floues et informelles, certains assis sur les bureaux, et les mains ouvertes. Palerno ne prit pas le temps de s'attarder, essayant de progresser dans la galerie en avançant à ce rythme qui fait que personne ne vous remarque, comme gravé dans les interstices de l'air qui passe. Le rythme frayé de la resquille.

Il avait franchi un nouvel angle de la galerie quand une voix très posée derrière lui, deux ou trois bureaux derrière, lui lança :

Hey, monsieur, je peux vous demander ce que vous faites ici ?
Palerno se retourna, toisa le jeune homme aux cheveux ébouriffés qui venait de lui adresser la parole. Il s'approcha, dressa ses cheveux d'un geste sec, et, comme son interlocuteur le fixait de biais.
– Bien entendu. Je viens de la part d' Istruttore.

– Veuillez me pardonner, il ne m'avait jamais encore été donné de vous rencontrer. Mais peu importe. j'ai quelque chose pour vous.

Il s'éloigna prestement, entra dans un bureau. Derrière les baies vitrées, Palerno le vit s'enfoncer dans les bras d'une vaste armoire métallique. Après quelques secondes de cette étrange étreinte, l'homme détourna la tête, et cria nettement plus fort qu'il n'était nécessaire :
– Signor Istruttore ? C'est bien du trois pouces et demi ?
Palerno acquiesça et se vit remettre une disquette barrée de pourpre et marquée WOA. Il songea à la Famille, ses airs, son esprit.
– Pour l'entrevue, ce soir.
D'un geste fluide, Palerno empocha la disquette, et hocha gravement la tête. Il entamait la traversée du côté de la galerie le plus court, quand il vit une femme, la première femme dans ce lieu étrange. Et elle le reconnut, ou bien elle ne le reconnut pas, et comprit que sa présence en ce lieu avait quelque chose à voir avec une usurpation.

Et elle hurla.

Des pas lourds résonnèrent dans la galerie, et Palerno eut le temps d'apercevoir deux hommes qui couraient derrière lui. C'étaient des gros gabarits, un peu comme les grumes qui l'avaient pris en filature au début de l'après-midi, mais leur progression était embarrassée par les robes de bure qui leur servaient de vêtements. Le plus proche, le plus rapide, avait relevé sa robe à hauteur des genoux. L'autre rechignait à l'imiter, et perdait de plus en plus de terrain.

Palerno ouvrit à grand fracas le bureau où hurlait la femme perspicace. Il la gifla, et ses hurlements se brisèrent en sanglots. Puis elle resta prostrée, soudain attentive seulement aux crépitements très amortis d'une imprimante qu'elle avait cachée sous un carton.

Il y avait une porte au fond du bureau, qu'il ouvrit à la volée, puis il revint se cacher derrière celle par laquelle il venait d'entrer, et qui donnait sur la galerie.

En contrebas, la créature obèse nourrissait encore le chien.

Le moine le plus véloce fit une entrée fracassante, et la femme hurla de nouveau. Il sortit aussitôt par la porte qui donnait sur un couloir sombre, bientôt suivi par son acolyte. Palerno était revenu au centre du bureau, s'apprêtait à gifler encore cette femme pour la faire taire, imagina de l'embrasser, quand entra un troisième moine.

Il le baptisa instantanément : « Le moine imprévu ».

Attrapant au vol un aérosol de colle, il pressa la valve, et alluma les projections à la flamme de son briquet. Cela faisait un joli lance-flammes d'une soixantaine de centimètres, dont il menaça le moine imprévu. Il marchait sur lui, et le moine refluait à mesure dans la galerie, à reculons et pas comptés, maintenant entre eux une centaine de centimètres, pas plus, attendant le moment où fatalement le bidon serait vide. Palerno sentait la bombe se glacer dans sa main. Et puis, derrière lui, venant de la porte, une voix douce et froide, de celles qui sourdent dans les confessionnaux, et posée comme on le serait sur un autel.

C'est inutile, M. Palerno. Cessez d'effrayer frère Guglielmo, et lâchez cette ... bombe. Il vous suffira de me suivre.

Palerno se retourna, regretta mille morts de se faire surprendre en pareille posture, et de n'avoir pas à disposition son chapeau mou.

Suite ...