... pour tout dire sommairement vray
moyne si oncques en feut depuis que
le monde moynant moyna de moynerie ...
Rab. Garg. XXVII

 

 

L'homme était tête nue, il portait une soutane.

– Vous figurez-vous comme c'est étrange, M. Palerno, que vous soyez venu à nous ... Nous vous avions envoyé chercher, mais peu importe.
Il l'entraîna dans une galerie couverte, parallèle à celle qui donnait sur le parc, avec un plafond percé de temps à autres de briques de verre. Au bout du couloir, un escalier monumental qu'ils commencèrent à gravir en silence. Puis, au milieu de leur progression, alors que le prêtre semblait chercher son souffle :
– Vous savez où vous êtes, M. Palerno, vous reconnaissez, non ?
Ce curé ne paraissait pas vieux, sans âge plus exactement, comme il arrive souvent à ces sortes de gens, et parce qu'il ne disposait pas d'assez de souffle pour demander instamment une réponse à Palerno, celui-ci s'entêta à se taire. Ils descendirent une volée de marches, qui s'amortit brusquement en une sorte de pan incliné, et s'enfoncèrent ensuite dans un corridor étroit, pentu, aux pierres apparentes, rugueuses, aiguës parfois, éclairé de loin en loin par des appliques cerclées de grillage. Salpêtre sur les murs, pénicilline parfois. En certains endroits aussi, s'ouvraient des sortes de chicanes creusées le long du corridor, où s'empilaient cartons, feuillets éparpillés, dossiers boursouflés d'humidité, et aussi force câbles, force machinerie informatique.

Tête pliée, ils arrivèrent enfin dans une salle vaste et humide, avec un plafond voûté et de la terre battue au sol.

Palerno avait toujours apprécié ce genre de surface.
Chuintements d'eau et gouttelettes qui pliquent obstinément. Sous la voûte, au centre de la salle, où se concentrait toute la lumière d'une ampoule nue et grésillante, exhalant par intermittences une bouffée de vapeur, il y avait une table en bois épais, massive comme un pétrin, et Palerno se retint d'en sourire. Autour de la table, trois hommes vêtus de robes de bure, les capuches rabattues sur les yeux, tous trois des lèvres singulièrement minces, de celles qu'il paraît impossible de dérider. L'un des moines, au nez étroit et d'une surprenante longueur, contemplait un micro-ordinateur portable posé devant lui, abîmé dans les courbes mobiles et fluctuantes que traçait à l'emporte pièce un écran à cristaux liquides. Leur danse rythmée se reflétait dans la noirceur de ses prunelles.
– Vous pouvez vous asseoir, M. Palerno. Vous êtes entré par la porte principale, à ce qu'on m'a dit ? Vous avez certainement vu le bassin au milieu du parc ? Nous sommes dessous. Cette humidité.
Le Frère Contemplateur avait allumé une cigarette, il aspirait d'amples goulées qu'il rejetait à peine. Les variations endiablées des sinusoïdes n'affectaient en rien le pli de sa bouche, tout en même temps incroyablement attentif et indifférent.
– Faut-il vous rassurer, M. Palerno ? Ce n'est pas un traquenard. Nous nous trouvons ici dans le seul ... local dont nous disposions qui ne soit pas soumis à un système de surveillance. De tout ce que nous pourrons dire, il n'y aura pas de trace. Prenez cela comme bon vous semble, mais avant tout comme une preuve de confiance, que nous vous accordons, mais aussi que nous souhaitons voir payée de retour. Il faudra tout de même que vous nous expliquiez, si vous le voulez bien, comment vous vous êtes procuré la carte. Mais plus tard. Je vous l'ai déjà dit, figurez-vous que nous souhaitions vous rencontrer. Disons, pour un échange de vues. Nous laissons à votre perspicacité le soin d'établir toutes les connexions souhaitables - et les disjonctions nécessaires - entre ce que vous avez pu voir de cet ... établissement, et ce que vous savez, ou croyez savoir déjà d'Instructor. Mais je parle, je parle ... Cette vie recluse. Nous aimerions vous entendre parler à votre tour, M. Palerno. Une chose encore, cependant : ne croyez pas que notre présence, les trois frères que voici, et moi-même, soit liée à un cadre disons ... hiérarchique. Nous sommes réunis ici parce que nous avons eu accès à vos œuvres complètes, M. Palerno. Joli style. Un certain sens du raccourci et de l'image fulgurante.
Le Frère Contemplateur exhala alors en une unique et immense bouffée toute la cigarette qu'il venait d'aspirer. Et, se refusant à perdre ne serait-ce qu'une miette des variations glissantes de ses courbes, il appuya, s'adressant à son écran :
– Nous souhaitons parler avec vous de votre style, M. Palerno. Et ne croyez pas qu'il s'agisse seulement d'une métaphore, même s'il se trouve que c'en soit une aussi. Votre style, dans vos écrits, votre style, qui se manifeste aussi dans vos manières tellement brutales.
Palerno s'éclaircit la voix
– Bien ... très bien. Une sorte de confessionnal, alors ?

– Cette rencontre n'est pas gratuite, M. Palerno. Nous avons déjà tenté de vous rencontrer, de prendre contact, et à de nombreuses reprises, par des voies détournées parfois qu'il vous surprendrait d'apprendre. À l'issue de cet échange, il pourrait y avoir ce qu'on appellerait dans d'autres contextes ... une fusion. Une alliance au moins.

– Le style, coupa le moine qui se trouvait en face de Palerno. Et il rejeta sa capuche en arrière avec l'énergie qu'un avocat aurait pu consacrer à produire un effet de manche.

– Vous êtes incisif, M. Palerno, et l'on sent à vous lire que vous aimez trancher dans le vif. La composition ne semble pas votre vertu première, et vos expressions ne sont que brutales, et comme sans appel, elles laissent au palais un goût amer de destruction, de violence.

– Voilà, c'est de la violence que nous aimerions vous entendre parler, M. Palerno.

– Et aussi, accessoirement, mais je suis certain que vous ne pourrez manquer d'y venir : la chouette de Minerve. Qu'entendez-vous par là, M. Palerno ?

Ce moine n'avait pas encore parlé, il s'exprimait sur un ton qui parut à Palerno outrancièrement sibyllin.
– Nous avons cru, nous croyons encore que notre action peut s'intégrer dans un projet ... commun. Nous allons dans le même sens que vous, M. Palerno. Vous pouvez à votre tour intégrer ce projet.

– Reste la question de la violence.

– Pourquoi toute cette violence ?

– Oui, nous sommes très bavards, M. Palerno, veuillez nous en excuser.

– Moi-même, qui ne suis que miel et douceur - et de derrière la capuche, sourdait une voix étonnamment claire et juvénile, qui évoquait irrésistiblement des images du paradis revisité par la Warner Bros. - j'ai senti, j'ai cru sentir comme une démangeaison, une rage, comme si je n'avais eu plus rien d'autre à souhaiter que déposer des bombes - pardonnez-moi cette référence qui est sans doute d'un autre temps, mais je ne suis pas spécialiste - déposer des bombes à tout venant. Et la voix se durcit, mais juste comme un miel qui cristallise. Vous ne laissez pas d'échappatoire à vos adversaires, M. Palerno, et je dis bien « vos » adversaires, parce qu'il faut que vous compreniez que les traitements que vous leur réservez m'empêche de dire « les nôtres ». Vous n'essayez même pas de leur tendre la main. Que souhaitez-vous donc qui puisse sortir de vos écrits ?

– Et de vos actes ?

Le frère qui d'un geste si vif avait tout à l'heure rabattu sa capuche, venait de prendre la parole - sur un ton insidieux, et même, jugea Palerno, déplaisant. Mais le Guide du Corridor le remisa sèchement.
– Les paroles sont des actes, nous n'y reviendrons pas.
La voix si douce, dont le cristal commençait à fondre, reprit la parole. Le moine, tout en parlant, triturait une sorte de clef minuscule et creuse qu'il portait en pendentif. Une pierre sertie en son anneau y figurait un œil.

– Vous ne laissez aucune porte de sortie. Avez-vous déjà songé, M. Palerno, que derrière les idées ... les ... phénomènes que vous combattez, il y a des hommes ? Ce sont des hommes qui travaillent pour d'autres hommes, même si leur œuvre est pervertie. Qu'attendez-vous d'autre de vos actes qu'un peu de sang versé ?

– Et le désordre.

– Oui, le désordre, c'est là que nous pensions en venir. Nous vous l'avons dit, ou vous l'aviez peut-être deviné, nous sommes nous aussi engagés dans une ... action, nous tâchons à notre mesure d'infléchir la réalité. Nous mettons notre foi dans l'harmonie, et l'ordre - nous savons toutes les connotations négatives que vous ne pourrez manquer de trouver à ce mot - mais l'ordre dont je parle est plein comme une respiration, il a la douce rondeur du ventre d'un faon, l'ordre de la vie, et non ce trou sans résonances et sans écho, l'ordre immobile qui fut mis à la mode par les partis populaires du milieu de ce siècle.

– Si je puis me permettre, intervint Palerno à un moment où on ne l'attendait pas. Pourquoi ne pas appeler un chat un chat ?

– Nous croyons quant-à nous qu'un chat n'est que très rarement un chat. De nombreux passages de vos articles nous avaient donné à croire que vous pensiez de même.

Et Palerno se tut, s'abîma de longues secondes dans une méditation qui souvent le visitait, et qui parfois finissait par l'inquiéter : pourquoi accordait-on un tel crédit à ce qui était écrit, pourquoi fallait-il qu'on croie si fort ce qu'il avait écrit, sur une simple bouffée de colère, par ennui, ou simplement en attendant qu'il soit l'heure de se mettre à table ? Faudrait-il un jour qu'il ait à rendre compte de tout cela ? Et devant quel tribunal ? Quand il revint à lui, Frère Melliflue parlait encore.
– ... la vie. Et nous avons l'impression que vous placez la vie autre part, M. Palerno, vous l'investissez dans une quête effrénée du désordre que vous devez confondre avec la vie, une sorte de divinité païenne de la vie. Nous savons aussi à quelle école on vous a formé. Le désordre n'a jamais engendré que la mort, dont il n'est que le cortège joyeux.

– Nous ne pouvons discuter ce point, coupa Frère des Courbes. Nous n'en savons trop rien. Seul nous concerne le problème du parti-pris. Le problème du camp dans lequel on se trouve, ou ... le camp que l'on choisit.

– Et la chouette de Minerve ? Une belle histoire. Vous l'avez prise dans Hegel, je crois. L'aigle à l'écoute des leçons de la chouette, c'est plaisant, non ?

Et le Guide du Corridor laissa fuser un petit rire coquin, puis finit par poursuivre.
– Ne croyez-vous pas, vous aussi, qu'on puisse écouter la chouette et tirer les leçons de son chant, même s'il paraît terne et lugubre ? Suite ...