Hey, Palerno, what's new sous MS.DOS ?



 

Et pendant qu'ils traversaient l'Atlantique, un homme assis parmi les hommes d'affaires, et appartenant au sous-groupe du Câble, se leva, et Palerno vit qu'il tenait à la main une petite valise noire semblable à la sienne. La valigietta nera, c'était ainsi que l'avait mignonnement baptisée une employée d'hôtel de Naples, un jour qu'il l'avait égarée, et miraculeusement retrouvée. L'employée, pesant ses mots, lui avait fait valoir sa grande fortuna, et Palerno avait jeté un regard soupçonneux sur la valise et sur la femme, dans une amorce de malentendu bilinguiste.

Dans l'avion, l'homme remontait la cabine, s'accrochant aux dossiers vides tantôt aléatoirement, tantôt alternativement, et il souriait. Arrivé à la hauteur de Palerno, et sans se départir de son expression bonnasse, il ouvrit le rack au dessus de sa tête, retira la mallette, et glissa la petite validjiette contrefaite à sa place. Quand il tourna vers lui son visage, son sourire était appuyé, presque complice. Sans jeter un regard en arrière, il repartit vers le groupe des bluesmen d'affaires avec la brosse à dent et le pyjama anthracite de Palerno.

En cette occasion comme en bien d'autres, Palerno aurait pu se livrer à d'interminables débats de confiance. Il n'en fit rien.

Savoir que l'homme est un loup pour l'homme n'est pas pour lui déplaire, et il observe la petite valise posée maintenant sur son bureau. Il la guette, la jauge, tourne autour du bureau, s'y assoit finalement. Il la touche, palpe les fermetures, puis la soupèse, et très vite la repose. Il écoute, et finalement l'ausculte, n'entend que les battements de son coeur sur le cuir lisse comme il lui arrive parfois sur son oreiller. Il soupire. Palerno pense qu'à son âge, il ne sait pas encore quand accorder sa confiance, comment, ni à qui. Il soupire, la joue collée sur le cuir frais en pensant à tout le temps qu'il a perdu à élaborer des stratégies sûres, puis à tester des réponses provisoires, à se jeter inlassablement dans des expériences répétées, au coeur de l'humain, avec sa concierge, son barbier, ou sa pâtissière. La pâtissière surtout. C'est vrai ça, c'est frais ça, c'est Fraight, ça ?

Palerno se lève, il tourne encore autour de son bureau, jette encore un regard en biais sur la petite valise noire, puis il lui sourit, ou bien il sourit. Il a renoncé à se soucier de la confiance que l'on peut ou non accorder à ses semblables, il se souvient qu'il a décidé de ne plus écouter que les situations et leurs contextes. Il lui suffit de se fier à une technique qu'il sait ne pouvoir recommander comme valable pour tous.

L'instinct.

Ainsi, l'autre jour, dans un avion, un homme a échangé une mallette contre la sienne. Il l'a fait sans se dissimuler, et le grain de son sourire, qu'il revoit encore à l'instant, lui dit par une lumière sûre que cette mallette ne contient ni bombe, ni tunique de Nessus.

Promptement, il fit jouer les fermoirs. Comme un écrin de pourpre vide, la petite valise ne contenait qu'une carte d'invitation, une sorte de prospectus du format le plus courant qu'on trouve dans les boîtes aux lettres ou dans les mains de sa concierge si l'on n'y prend garde. Mais luxueux, glacé, avec des caractères en relief. Les établissements Instructor invitaient le signor Palerno à la démonstration gratuite d'un ordinateur portable.

Les trottoirs étaient humides, on venait d'essuyer un grain. Des parapluies se refermaient, d'autres s'ouvraient, à la réflexion. Un grain. C'était derrière la Madeleine, il était encore tôt, c'était samedi, et les trottoirs grouillaient d'une humanité toute pimpante comme une potée de géraniums, très affairée, très ostentatoire, étonnamment indifférente à la pluie. Il se sentait en avance, et il avait passé quelques minutes à surveiller les reflets dans les vitrines ; derrière les reflets, comme des bêtes crevées, gisaient des objets d'un intérêt relatif, comme des articles de literie ou matériel de bureau. Mot d'ordre : ergonomie.

Palerno s'est retourné très brusquement à plusieurs reprises : personne ne le suivait, et personne ne s'est aperçu qu'il tentait de neutraliser une filature, tant la gentille ostentation de ces trottoirs nimbait toutes les extravagances d'une sorte d'innocence qui donnait envie de rire ; il en sentait monter les premiers éclats sous sa gorge. Il rajusta son chapeau sur son crâne.

Au pied de l'immeuble, la raison sociale « Instructor » était gravée sur une plaque noire en gros caractères dorés, « 7ème étage, escalier A ». L'ascenseur avait exactement la taille d'un cercueil, avec une allure artisanale, et il frottait parfois péniblement sur les parois. On pouvait apercevoir la cage d'escalier par intermittences, comme un souvenir de derrière la vie, avec beaucoup de rouges et de bruns dans des tons fatigués. A partir du 6ème, il n'y eut plus de cage d'escalier, et l'ascenseur donnait directement sur une porte de bonne facture, au bois épais qu'on devinait blindée. Il n'eut pas le temps de sonner, un homme lui ouvrit, coiffé d'un chapeau haut de forme. D'une façon générale, il évoquait un prestidigitateur de cirque, jusqu'à la baguette qu'il tenait à la main.

– Nous vous attendions, M. Palerno
et sa baguette dessina un geste large vers une sorte de couloir où semblaient assemblés pour la sieste quelques petits computers.
– Nous avons toute raison de croire, Professeur Palerno, que vous serez vivement intéressé par ce laptop ...
Mouvement de baguette. Il lui offrit de s'asseoir, lui parla mégabits sans sourire, vitesse d'horloge et interface, à quoi Palerno répondit par une mimique béotienne, mais à seule fin de le décevoir, car il aimait en fait tous les jargons, et faisait en sorte qu'ils ne lui soient jamais totalement hermétiques. La conversation mourait. L'homme cherchait en lui-même quelque ressource, il battait des bras et s'épuisait à sortir de l'eau sa tête, et comme il ne pouvait décidément arriver à refaire surface, il essaya de se donner un peu d'air en réamorçant la pompe à congratulations :
– Nous admirons beaucoup votre travail, M. Palerno.
Son visage était rond, plus lisse encore que glabre, et d'une impersonnalité parfaite. Quel souvenir garder de ses traits à l'heure où le cercueil toucherait le fond, tout à l'heure ?
– Ce modèle a été pensé pour vous ... et vous verrez qu'il ne s'agit pas seulement d'une expression toute faite pour vendeur en mal de phrases ... Il fonctionne avec un traitement de texte ... surprenant ... des fonctions programmables, macro-commandes à l'infini ... très nombreuses, en tout état de cause.
Cette dernière restriction saluait le regard de condescendance sévère que Palerno venait d'adresser au démonstrateur, et il lui plut que l'homme parût capable de sortir de ses phrases et réagir promptement à un stimulus inattendu.
– Je verrai.
Et Palerno se tourna vers la machine.

Il aimait parfois qu'on le rappelle à la réalité, il aimait ne pas oublier que dans l'énorme ruche où, tous, nous zonons, il est des hommes qui se soucient de la forme et du détail, qui cherchent les petites facilités pratiques de l'expression, alors même que se réduisait au vu et au su de tous, le champ de ce qu'il y avait à dire. Palerno avait déjà fréquenté ce type d'engins, et c'était, comme à l'accoutumée, un recueil d'obsessions et de peurs, tournant autour de la Perte, du Délabrement, et des risques d'Oubli sauvagement grimés en pertes de mémoires. Par exemple, sur cette machine, Palerno ne tarda pas à constater - ces petits grognements - que les sauvegardes se faisaient pratiquement au rythme de la respiration de l'écriveur. Et pour illustrer ces virevoltes du texte, ces menus déroulés, les fausses disparitions liées tantôt à des risques d'orages, tantôt à des imminences de grèves ou de conflits mondiaux, il y avait, en lieu et place du sempiternel extrait de rapport, un récit.

Suite ...