Il y avait peu de monde dans l'avion, où l'animation était principalement assurée par un groupe d'hommes d'affaires français hétéroclites - Parcs d'attraction, couches-culottes et câbles, tels semblaient leurs secteurs d'activités - mais tous foncièrement soucieux de synergies. Ils échangeaient bruyamment leurs impressions en termes choisis et doctes, de ce ton qui, dans les conversations de salon, destine à un autre groupe que le sien les remarques, pointes ou plaisanteries. Ils parlaient de la psychologie américaine du business, du type de business qu'induisait cette psychologie, le tout entrelardé de quelques exemples pratiques dans lesquels Palerno eut tôt fait de reconnaître une évidente mauvaise foi.

Un responsable du secteur Parcs d'attraction, brossant à gros traits pour son auditoire des business-plans sur la comète, ne put résister à l'envie de dévoiler à la Cabine entière, sans distinction de classe, et donc en élevant sensiblement la voix, l'idée qui venait de lui apparaître. Ça lui arrivait souvent au dessus de l'Atlantique, loin des noeuds telluriques et des noires influences qu'il leur supposait. Son idée, destinée expréssément aux parcs européens, s'appelait le rêve échu ... Et cela aurait consisté, dans les parcs d'attraction européens, à ne monnayer l'accès au Merveilleux, à la Bonne Humeur, à la Distraction, qu'à la sortie ! Le rêve échu, voilà ! satisfait ou remboursé, donc obligation, exigence de satisfaire le rêveur émerveillé, le distrait contenté. Cercles de qualité. Qualité nécessité.

Côté couches-culottes, on s'extasiait, c'était des ah ! des oh ! à n'en plus finir, synergie ! grand ! Et le plénipotentiaire du Câble s'apprêtait à surenchérir, quand le théoricien fuligineux des parcs attracteurs commença à pâlir, puis s'enfonça dans une brutale dépression. La nourriture américaine, soupçonna Palerno, ou les fuseaux horaires ? Lui s'en était toujours senti troublé, jamais sûr de l'effet si noir, jamais sûr qu'on sera malade, mais justement : ce trouble, l'angoisse de l'incertitude. Alors le businessman naguère enthousiaste se mit à dénigrer, à salir méthodiquement tout le concept qu'il venait de communiquer en cabine, l'Amérique trouvant tout à coup seule grâce à ses yeux, noircissant alors l'Europe, l'esprit européen, et sa culture, tellement lourd l'esprit, alors que la légèreté américaine, un soufflé. Il était au bord des larmes. Un silence morne s'installa en première classe, que Palerno souligna d'un soupir.

Il souscrivait pour l'essentiel aux théories justement dépressives de ce pauvre diable ; il n'avait pas tardé à reconnaître chez ces hommes d'affaires cette allure d'ethnologues mal assurés, et l'inquiétude de leurs regards qui disaient à qui voulait l'entendre qu'ils souffraient de la distance. Non pas au sens où ils auraient eu le mal du pays, et où ils auraient souffert de l'éloignement de Paris, duquel ils se rapprochaient de minute en minute, non, tous ces hommes d'âge mûr, solides et d'allure sportive, souffraient de distance à eux-mêmes. Ils ne pouvaient consentir à se contenter des habits de l'homme d'affaires, quelque confortables qu'ils parussent. Ils se sentaient obligés de faire les malins et de jouer les sociologues d'opérette. Une flamme, un souffle si fort en eux, excédait leur condition. Il fallait qu'ils le disent. Il restait quelque chose du défi humaniste dans ces conquérants attardés de l'Amérique.

D'un autre côté, songea Palerno, pouvait-on en toute confiance mettre ses affaires en de telles mains ?

Il s'attendait à ce que son voyage fût tout occupé par l'observation de ces hommes qui étaient d'évidence les protagonistes d' une autre histoire, et s'apprêtait donc à leur demander de parler plus bas, mais il en fut distrait par trois événements.

Table des matières
D'abord, on donna l'amusant mimodrame de la life-vest que produisent les hôtesses quand les avions ont à franchir une étendue océane, et dont l'entretien le plus spirituel n'aurait su le distraire. Palerno attendait le risque brûlant des synchronies parfaites, ou les asynchronies savoureuses, quand l'hôtesse - les hôtesses - tire sur le fil invisible dont doit naître le Souffle. Il se passionnait toujours à ce moment du théâtre à l'envers, où tout l'investissement est chez le spectateur, en attente d'une adhésion impossible, et où l'actrice s'ingénie à jouer le détachement, foncièrement dédaigneuse du mauvais sort qui l'a mise en situation de gonfler quelque chose qui ne se gonflera pas. Palerno ne savait que penser de l'issue du mimodrame : fallait-il que cela se gonfle ? fallait-il que le jeu se déjoue ? que l'actrice assumée entre dans la vraie vie avec les pieds sur terre ? une hôtesse de l'air ? En attendant, Palerno ne s'assure jamais de la présence d'une éventuelle life-vest sous son siège.

Et même : il n'a jamais cru en la Présence Réelle de la life-vest sous le siège.

Deuxièmement : Suite ...