Une fois le divertissement consommé, les passagers furent autorisés à se déplacer dans la cabine, et un homme vint s'asseoir près de Palerno. L'autorité, les permissions, les interdits, tout cela semblait avoir pour lui une grande importance, pour son costume croisé aussi dont il pinça délicatement les plis, et encore, une certaine verticalité militaire des cheveux qui lui tenait lieu de coiffure. Les yeux de l'homme ne purent contenir un reproche à l'encontre du lin froissé du pantalon de Palerno, à qui il commença par s'adresser :

– Je m'intéresse beaucoup à votre travail, Monsieur Palerno, je suis avec attention vos publications et vos interventions, et j'ai beaucoup, comment dire, aimé votre analyse de notre " monde médian sans esprit ", c'est un jeu de mots, n'est-ce pas, mais tellement juste, et frappant. Un ami m'a dit, et cela m'intéresse directement voyez-vous, je suis médecin, il m'a dit que vos recherches s'orientaient maintenant sur la fatigue, sur, je ne sais pas si les termes sont exacts, la consubstantialité de la fatigue et des media, c'est-à-dire, vous me direz si je me trompe, non pas le media comme guérisseur, ou amortisseur des fatigues de la journée, comme le croient ceux qui la regardent, ni comme simple fauteur de fatigue, comme le disent ses ennemis superficiellement déclarés, mais comme une véritable fatigue, ontologique, je crois ? ... autonome, avec ses rythmes et sa respiration propre ...
Il ne lui déplaisait pas en général d'entendre des résumés de ses travaux dans la bouche de quidams dotés de quelque esprit de synthèse. Il appréciait aussi que les quidams sachent en manquer, et développer à loisir quelques uns de ses aphorismes. En même temps, la vision de ce médecin tout en recul et plein de componction, si soucieux du sort de l'humanisme, l'effraya. Et il songea comment est-il Dieu possible, Palerno, qu'un tel ringard s'intéresse à ce que tu écris ?
 

Troisièmement : anecdote.


Alors qu'ils étaient en un point proche du centre de l'Atlantique, il y eut une sorte de remue-ménage autour du promoteur maniaco-dépressif du rêve échu. On appela une hôtesse, on parla de malaise. On fit appel à un médecin qui parla de mort. Le voisin de Palerno, s'excusant comme ayant une fastidieuse formalité à accomplir, se leva. Et l'un des businessmen se détacha de l'attroupement. Il portait à la main une petite valise très noire, assez semblable au bagage de Palerno. Son visage était ovale, encadré d'un mince collier de barbe, le teint rubicond. Il remontait l'avion en s'accrochant aléatoirement aux dossiers vides, et il souriait. Parvenu à la hauteur de Palerno, et sans se départir de son sourire, il ouvrit le rack au dessus de sa tête, en retira la mallette, et glissa sa petite valise noire à la place. Quand il tourna son visage vers lui, son sourire était appuyé, presque complice.
Suite ...
Et sans jeter un regard en arrière, il repartit vers le groupe des businessmen endeuillés avec la brosse à dents de Palerno et son meilleur pyjama.