Sometimes, you don't know.
S.J. Hawkins


 

 

– Mais, Monsieur Palerno, tout est réglé, et depuis fort longtemps !

Le réceptionniste parlait sans accent cette sorte de Français truffé de tournures idiomatiques, qui force l'admiration quand il est le fait d'un attaché d'ambassade soviétique, et qui ne manqua pas d'éveiller des soupçons chez Palerno. Il releva la tête, rejeta son chapeau en arrière et posa sur l'homme le regard du grand distrait à qui revient en mémoire sa désolante condition. Et il enchaîna, dans le Français qu'on parle aux étrangers
– Un taxi, vous pourriez m'en appeler un ?
L'homme marqua une hésitation, réprima une mimique confuse, et finit par baisser les yeux. Il entreprit de compulser ses almanachs, pupilles trébuchant sur les alinéas, index pointé comme une canne d'aveugle. Son doigt se figea.
– Une voiture de remise vous attend, Monsieur Palerno. Avec son chauffeur.
Et comme grisé par son courage, soutenu par l'éclat de tous ses boutons dorés, tous présents à l'appel, tous éblouissants comme fleur de pissenlit en mars, il ajouta :
– La même qui vous a conduit hier soir à l'hôtel.
L'hôtel donnait sur Lexington Avenue, c'était le Barclay, il avait lu ce nom sur les serviettes de la salle de bain. À son réveil, il n'avait su que faire de cette information, trop occupé à se raser pour interroger dans le miroir son visage tout moussu de neige sur ce qu'il faisait là, dans cet hôtel de Lexington, alors même qu'il aurait dû se réveiller à vingt kilomètres de New York, dans une banlieue que menaçait la croissance exponentielle des déchets ménagers. Il avait fini par reconnaître cette chambre pour l'avoir souvent occupée, son plafond trop bas, le lit très large couvert d'une courtepointe de satin vert d'eau.

C'est l'Amérique , avaient articulé ses lèvres émergeant de la mousse épaisse, l'Amérique le matin, avec les sons humides et mats des villes au sortir du sommeil, les caniveaux écumants sous la paille humide des balais, comme de minuscules rizières urbaines, et parfois la ponctuation sans phrase des bidons d'aluminium qui rebondissent sur le bitume. De loin en loin, la tache jaune d'un taxi en maraude, comme il en avait vu récemment encore à Florence. Chaque fois qu'il était à New York, les taxis jaunes rendaient hommage à Florence dans sa mémoire. Il palpa la peau sous le col, retrouva la cicatrice qu'il s'était découverte sous la mousse ce matin, cette sorte de stigmate que vous laissent les désespérés.

Et comme il vient encore de lire " Barclay " au fronton de l'hôtel, il fredonne maintenant une mélodie française qui évoque Saint-Germain-des-Prés, il chasse de sa mémoire les contrariétés nombreuses du petit matin, gomme le réceptionniste doré au Français impeccable, la note payée à son insu et un jour à l'avance, cette voiture réservée. Il tente de se souvenir combien au juste Eddie Barclay a eu de femmes. Découragé, il essaie d'évoquer tous les noms des nains de Blanche Neige, sans plus de succès.

Il n'y avait dans la rue déserte et faiblement tiédie que deux personnes : un chauffeur adossé à sa portière côté trottoir, et qui lisait ; une fille blonde et frisée au pantalon trop court, qui semblait prête à cisailler la chaussée de ses enjambées emphatiques, suivant des pointillés connus d'elle seule. Les lunettes plantées dans sa chevelure comme le souvenir vulgaire d'un diadème, elle ne tarda pas à l'aborder en lui tendant très haut la main, de biais, comme font beaucoup de femmes qui n'ont pu se faire une raison de la désuétude du baise-main.

Une interview, Professore ?
Palerno recula de quelques pas, comme pour apprécier au fond la proposition de cette femme. Il allait refuser. Il ne lui déplaisait pas de manquer des occasions, ou de se soustraire aux plaisirs menus, une interview avec cette jolie écervelée, par exemple. Et comme la femme se rapprochait, il perçut sa senteur de fraîche forêt, exotique, sucrée et tiède, savoureusement mêlée à un parfum de blondeur. Vaincu, il tendit le bras pour lui ouvrir la portière, posa la main sur son épaule, y sentit la surépaisseur d'une bride de soutien-gorge, et s'engouffra à sa suite dans la limousine. Le chauffeur avait levé le nez de son livre, jeté un regard hésitant, finalement réprobateur sur ce comportement qu'il jugeait par trop complaisant.

La journaliste s'était carrée au fond de la banquette. De sa veste, elle avait sorti un petit magnétophone qu'elle posa entre eux, comme furtivement, comme une petite Excalibur à bobine, s'amusa Palerno.

Vous devez le savoir : je n'accorde jamais d'interview. Vous êtes journaliste, vous me connaissez. Vous étiez donc au colloque du Plaza, hier, non ? Si vous avez été attentive à ce qui s'y est dit, à ce que j'ai dit, moi, particulièrement, vous devez savoir que des media il n'y a aujourd'hui plus rien à dire, ni même à médire. Il devra donc aller de soi que notre ... entrevue aura eu lieu hier. J'y attache une très grande importance : hier. Je ne parlerai que 45 secondes. Libre à vous de développer si vous le souhaitez. Allez-y.

La jeune femme acqiesçait opiniâtrement, et comme le magnétophone tournait déjà, qu'elle n'aurait donc pu aller plus loin, elle le poussa quand même de quelques centimètres vers Palerno.

 

– Parler serait trop dire.

Me taire en contenterait plus d'un.

Mes interventions dorénavant - et celle-ci, précisément, peut-être la dernière, seront marquées au coin de cette contradiction.

Parler paraît décourageant tant il y aurait à dire, mais le silence nous tue. Vous est-il déjà arrivé, Mademoiselle, d'énumérer pour vous-même tous les sujets sur lesquels il y aurait à redire ?

Et approchant son visage, Palerno posa sa main sur la cuisse de la journaliste.
– Tous les sujets que vous n'osez aborder sans une certaine honte, tant il y aurait besoin de ne parler que de cela ? Tenez, pour restreindre votre champ d'investigation, ne parlons pas de tout ce qui touche à la misère, l'avilissement concerté des populations, les guerres, ou l'économie de marché. Regardez seulement ce qui tourne autour des complaisances vis à vis de la bêtise ou de la bassesse érigée en système. Bien.

Il la laissa apprécier ce morne paysage, retira sa main et reprit :

– Pour vous, un scoop. Je vous autorise à en faire le fonds de votre article : Moi, Palerno, j'ai commis une erreur d'appréciation en faisant des media le centre et l'émission de cette complaisance. C'est en fait un énorme miroir, dispersé derrière les murs innombrables des villes, et au delà même, dont le centre est partout, et la circonférence nulle part.

Il releva les yeux sur la blondinette pour en explorer les traits.

– À la fin, il y aura besoin de guillemets. C'est tout.

 

L'aura de son parfum s'envola comme elle sortait de la voiture, et derrière cette rhéolfaction faible, Palerno sentit monter de sa veste des senteurs désagréables, fumée, odeur âcre de l'incendie, toutes sortes d'exhalaisons qui évoquaient le désordre et la violence. Du doigt, il effleura l'incompréhensible virgule à son cou, révélée sous la neige ce matin, réveillée par le rasoir. Le chauffeur oblique cassa la tranche de son livre pour en marquer la page, dans un défi aux misérables colles contemporaines, et regagna son siège en contournant la voiture par le côté le plus long. Palerno sentit que sa conscience se levait, un peu plus vite que le soleil.

Des brumes s'effilochaient en lambeaux, il se sentit s'acérer et regretta d'avoir déjà tant parlé. La voiture glissa de quelques pouces, et le chauffeur, se ravisant :

Suite ...