Anne-Lise Piel laissa au silence le temps de se confirmer, puis, quand le secrétaire à trois reprises eut fait craquer ses articulations :

– Et comment avez-vous fait, M. Palerno ?

– J'y venais. J'ai souri aux deux hommes, je me suis levé vivement, voyez, sans prévenir, je me suis accroupi près du feu, et j'ai attrapé deux bûches. J'en ai jeté une sur les genoux du vieillard, et l'autre dans mon fauteuil vide, que j'ai poussé contre une fenêtre. Les rideaux ont commencé à prendre en dégageant une fumée âcre, épaisse, tourbillonnante, et j'ai cassé les carreaux du bas d'un coup de pied pour activer les flammes. Comme je l'avais prévu, le secrétaire n'avait pas bougé. Une mallette sur des genoux peut parfois, et surtout dans ce genre de situation, peser des tonnes. C'est moi qui ai dû le soulager de sa mallette en la jetant dans la cheminée. Et j'ai attrapé le secrétaire par cette touffe de cheveux, là, à la tempe, vous devez connaître ça dans la police, non ? et je l'ai poussé comme une marionnette vers la sortie, dans les hurlements du vieillard qui ne savait que faire de sa bûche. On a croisé les deux cow-boys nostalgiques et l'homme à l'Uzi dans le grand couloir. Ils n'avaient d'ouïe que pour la voix de leur maître.

La Toronado était à l'endroit où nous l'avions laissée. J'ai assommé brièvement le secrétaire, et je l'ai poussé dans le coffre. Les clés étaient sur le contact, mais j'ai dû manœuvrer pour faire demi-tour, creuser des ornières, ces voitures sont tellement lourdes. Et puis le château en flammes a fini par s'encadrer dans le rétroviseur. J'ai eu du mal à m'habituer à la boîte automatique. Vous avez déjà eu affaire à ce genre de transmission ? Étonnant. Deux pédales seulement. Toute l'Amérique dans ces deux pédales. Pas de dialectique visible, tout sous le capot. Ça explique tellement de choses. J'ai roulé vingt minutes en essayant de tenir mon cap, une lueur orangée qui traçait l'horizon, et puis j'ai rencontré des bois. J'ai ralenti, et trouvé très vite un chemin de terre. Je m'y suis engagé, juste assez pour qu'on ne me voie pas de la route, et j'ai fouillé la boîte à gants. On y trouve toujours des armes en Amérique. Mais non, rien, rien non plus sous le siège. Je suis sorti, j'ai contourné la voiture, collé mon oreille au coffre. Le secrétaire dormait toujours, et j'ai ouvert. Je l'ai sorti, il m'a paru lourd, mais son cœur battait. Je l'ai allongé sur la terre humide, serré le cou avec mon bras, et j'ai pressé l'ongle de mon index, là, vous voyez, le plan de la bissectrice de l'angle formé par la base du nez et le montant vertical de la lèvre supérieure. On peut réveiller les morts avec ça. Il a grogné, bavé, protesté, et je lui ai demandé

– Son nom. Le nom de l'homme à la cheminée. Seulement son nom.
Et j'ai approché de son visage, de ses dents, une pierre qui traînait là, rugueuse, une sorte de granit, ou un équivalent américain du granit, et il a aussitôt levé la main, et il a dit, il a hurlé :
– Packlefree, Eugene Packlefree
en pleurant. Je lui ai donné un coup sur la tempe, et l'ai laissé sur le chemin, en position de survie, le corps incliné sur le côté. Je me suis dégagé du chemin, et j'ai abandonné la voiture dans la première ville que j'ai rencontrée. Louisville ou un truc comme ça. Il était 22h.30, et un ivrogne qui sortait d'un bar à accepté de m'emmener à New York. Il était là de passage. Il négociait son divorce. Il ne m'apprit rien sur les U.S.A. que je ne connaisse déjà.

Mon arrivée tardive à la soirée a jeté un froid. Non pas moi, Palerno, ni le fait que j'arrive avec quatre heures de retard, mais sans doute le fait que j'étais tellement exempt de vapeurs éthyliques, froid et mesuré au milieu d'une assemblée déjà passablement éméchée. Je vous ferai grâce des conversations apocalyptiques qui roulaient encore ce soir-là autour du despotisme de Mickey Mouse, l'appropriation par Mickey Mouse de l'Histoire américaine. Je serais cependant tenté de vous raconter, quoique cela soit totalement hors-sujet, un récit que je surpris autour d'une fenêtre, et qui faisait état d'un homme disparu, pas de trace, rien, pas d'adresse, l'ami de cet homme avait des larmes dans la voix. Et j'ai été surpris de constater à quel point l'alcool, et aussi peut-être d'autres drogues, arrivaient à théâtraliser les gens, à moins que ce soit simplement la sobriété de mon regard qui ait produit cet effet.

J'en viens au fait.

Il y avait dans un coin des Irlandais qui braillaient des chansons folkloriques. Comme décidément personne ne s'occupait de moi, je me suis approché du groupe, et c'est alors qu'il s'est produit une chose fort singulière. Me voyant, l'un de ces hommes parut sortir de sa torpeur, voyez, écarquillant les yeux, les frottant, reproduisant exactement les mimiques de celui qui croit voir un fantôme. Et j'étais ce fantôme. Les braillements continuaient, et comme l'homme était assez ivre, il exprima ce qu'il avait dans la tête, à voix haute et empâtée, et tout ce qu'il avait dans la tête était alors un irrépressible désir de téléphoner. Il s'est levé avec difficulté, obligé de s'y reprendre à plusieurs fois, il a commencé à avancer en titubant, grognant à tout venant qu'il voulait téléphoner. Il paraissait obnubilé par cette idée, et ne me prêtait plus aucune attention - n'étais-je pas un fantôme ? - Je m'apprêtais à le suivre, quand le maître de maison, Devon, Stew Devon, a posé ses mains sur mes avant-bras, soufflé son haleine de sapeur sur mon visage et m'a entretenu d'un ton inspiré sur la façon dont cette problématique du complot avait formidablement évolué, à son sens, pendant cette soirée qu'il avait heureusement eu l'idée d'organiser. Dans sa transe, je suis arrivé à le piloter vers un groupe qui parlait de ça, « plot », je crois, en américain, et j'ai pris sa main, je l'ai posée sur l'avant-bras d'un pauvre diable, comme pour passer un relais. Et me voilà parti à la recherche de mon Irlandais ivre. Le téléphone. Dans le bureau, dans l'entrée, dans les chambres. J'ai décroché celui de l'entrée, rien, personne en communication. Je ne dirai rien de tout ce qu'on peut trouver lorsqu'on se perd dans une maison par un soir de fête. Après les pièces principales, j'ai commencé à me consacrer aux placards à balais, réduits et cagibis, et c'est dans une salle de bain que j'ai retrouvé mon homme, abandonné en tas désordonné, mat et mort.

 


 

Le gentil dactylographe se racla la gorge, et avant que Palerno ne reprenne la parole, sans dire un mot, il désigna de son menton sa montre, avec une mimique que Palerno trouva charmante. Un enfant à garder, à nourrir, peut-être ? Le jour s'était éteint, Anne-Lise Piel était toujours appuyée contre son radiateur ; à un moment, elle avait dû mettre de la lumière. Elle acquiesça à l'homme d'un bref signe de tête, et il se leva, abandonnant Palerno au beau milieu d'une ligne. L'écran était encore allumé, le curseur en alerte.

– Eh bien, je crois que nous devrons terminer seuls.
Le commissaire divisionnaire s'approcha de la machine, pressa quelques touches qui produisirent un couinement coquin, et l'écran s'anima à plusieurs reprises, parut hésiter entre des ordres contradictoires, revint au début de la déposition, et Palerno crut reconnaître la commande KILL sélectionnée par le commissaire. Et l'écran s'obscurcit. Il se leva, s'approcha, massant les ailes de ses narines comme pour masquer ses reniflements, et aspirant par bouffées brèves et sèches l'ambiance parfumée qui l'entourait.
– N'avez-vous pas participé à mon séminaire de 1978, Image et Son DRouble ? Vous ne vous appeliez pas Anne-Lise Piel, alors ?

– En 1978, je m'appelais déjà Anne-Lise Piel, mais c'est votre séminaire Des Loups et les Renards que j'ai suivi, en 1975. Le terrorisme et ses discours. Cela faisait partie de ma formation.

Et Palerno baissa les yeux, maudissant le fait qu'il pût se trouver plusieurs femmes pour porter le même parfum. Il se sentit blessé, aussi, qu'Anne-Lise Piel se crût obligée de se trouver des excuses pour avoir participé à un séminaire qu'il avait dirigé.

Elle habitait près de la place des Ternes, une rue avec un marché, quelques oranges vert de grisées abandonnées au caniveau, des cageots traçant d'éphémères labyrinthes sur les trottoirs. Anne-Lise Piel s'efforçait de les éviter tous. Sur le palier, elle commença à fourrager dans son sac à main, interrompit brusquement son geste, et le fixant dans les yeux :

– De vous à moi, M. Palerno, comment voudriez-vous me faire croire que vous ayez pu vous en sortir aussi facilement, en jetant quelques bûches à la tête des gens ? Vous aviez donc affaire à des amateurs ? Des apprentis gangsters subventionnés par les chaînes de télévision américaines ?
Elle avait l'air très en colère, pas spécialement contre Palerno, mais animée d'une sorte de révolte, ce feu qui couve dans les yeux de ceux qui se soucient de la recherche de la vérité.
– C'est vrai, reconnut Palerno. Je n'ai pas voulu le dire tout à l'heure devant ce garçon au visage si doux : j'ai dû exécuter aussi les trois hommes de main du trafiquant. Suite ...