Be careful with a fool.
J. Winter

 

 

– Il importe que vous me compreniez bien, M. Palerno. Il y a un témoin, un homme qui affirme vous avoir reconnu, qui nous assure qu'il y avait plusieurs autres témoins dans le wagon. Il a affirmé qu'il lui était déjà arrivé de rencontrer plusieurs d'entre eux à la même heure. Il se fait fort de les retrouver et de faire ainsi confirmer ses dires.

Et après une hésitation :
Votre chapeau, M. Palerno, vous le portez ... régulièrement ?
Et ses yeux se fixèrent au dessus du front, quelques centimètres au-delà des sourcils.
– Dois-je entendre, Mademoiselle, que vous m'avez fait venir sur ce simple chef ... d'accusation ?
La femme pouffa, fit un geste avec sa main droite, très gracieux, comme si elle avait voulu chasser un nuage de fumée, ou dissiper la brume légère de cette interruption, peut-être seulement une partie de l'interruption, celle qui ne l'avait pas fait rire, et elle contourna son bureau. Finalement, elle approcha une chaise de Palerno et croisa les jambes. Elle portait un de ces tailleurs stricts et moulants, chiné, jupe courte, qui contraint à tirer sur l'ourlet quand on s'assoit, ou qui peut laisser penser qu'on y est contraint. Elle tira sur son ourlet, mais comme à regret, car, Palerno l'avait déjà senti, elle était de ces femmes qui ne se soumettent qu'à contrecœur, et, le faisant, arrivent toujours à montrer qu'elles ne sont pas dupes.
– Je ne puis nier que les choses soient compliquées, M. Palerno. Vous êtes à la fois célèbre et suffisamment inconnu pour que cela vous garantisse un certain incognito. Vous avez une ... réputation, des relations sans doute nombreuses et influentes, et vous n'êtes sans doute pas le seul homme à Paris qui porte un chapeau mou.
Elle se releva, se pencha sur son bureau, et fit semblant d'y feuilleter quelques notes, ou bien observait-elle l'effet que produisait son écriture à l'envers.
Nous savons aussi que vous vous occupez des médias. De l'extérieur, bien sûr, et « comme en un point d'extériorité absolue », dites-vous. Articles, conférences, un livre en préparation - annoncé depuis deux ans déjà, je crois ? Nous savons que vous refusez toutes les interviews, que vous déclarez leur préférer les communications, des textes suivis en général que vous acceptez de construire à partir d'une série de questions écrites.
Et relevant la tête :
J'ai même lu que vous étiez rebuté par l'odeur des interviews ... une odeur spéciale et écœurante, vanille et menthe, prétendez-vous. Vous avez accepté une fois, cependant, pour une revue japonaise, une interview montée, rewritée, on dit, je crois, à partir d'un texte que vous avez composé librement, et des questions que le rédacteur a cru lire entre les lignes ... Je n'ai pas envie de vous dissimuler l'angoisse que toutes ces informations ont éveillée en moi, parce que c'est tout de même à une interview que vous allez devoir vous livrer, M. Palerno. Vous en sentez-vous capable ?
Elle rit.
Le commissaire divisionnaire Anne-Lise Piel - c'était écrit sur son bureau - se leva encore, alla ouvrir la porte. Toute sa personne témoignait d'un authentique renouvellement du personnel policier. Derrière la porte, se tenait respectueusement un homme dont Palerno n'avait pu deviner la présence, parce que les femmes lui faisaient toujours trop forte impression en regard du maigre fumet produit par un homme. Celui-là poussait une sorte de chariot comme en voit dans les hôpitaux, brinquebalant force fioles ou linge, et véhiculant ici un micro-ordinateur, avec son imprimante, son moniteur, son clavier, le tout dûment câblé, connecté, interfacé. On ne voyait pas de fils, aucun de ces réseaux de perfusions sans source et sans destination claires, qui habituellement sourdent de ces sortes de machines et qu'il est tellement simple et tentant d'arracher.

Le bureau du commissaire divisionnaire Anne-Lise Piel était vaste. Mobilier moderne et fonctionnel, sans luxe, cependant. On aurait dit que les murs avaient été passés au bleu qu'on trouvait dans de nombreuses cuisines des années 60, succédant au jaune de la décennie précédente, et cela produisait un surprenant contraste. Le petit ordinateur semblait dans ce bureau comme un four à micro-ondes dans la cuisine bleue des années 60.

– Si je me sens prêt ? je ne sais pas s'il apparaît dans vos notes, que vous semblez si facilement lire à l'envers, que les situations inaugurales ont toujours exercé sur moi un fort attrait. Et surtout les situations inaugurales de rupture. Aujourd'hui, pour la dernière fois, je refuse une interview. Bien sûr, vous comprendrez que pour la même raison, il faudra bien que nous en finissions ... aujourd'hui.
Son acceptation en demi-teinte installa un petit malaise dont Anne-Lise Piel ne sut que faire. Finalement, pour la tirer d'embarras, et parce que son visage avait quelque chose d'un souvenir lointain, il ajouta :
– Pardonnez-moi ... Pardonnez à l'avance ma forfanterie ... Mais, est-ce pour moi, pour ... l'occasion, disons, que vous avez fait venir cette machinerie ? Je crains que ses capacités de mémoire n'excèdent trop franchement les miennes.

– Détrompez-vous, Monsieur Palerno. Ce n'est pas pour vous que nous avons fait venir cette machine. Nous l'utilisons couramment dans les interrogatoires. Peut-être croyez-vous que le port de votre chapeau vous autorise à exiger une Remington d'époque ? Malgré tout le respect que je puis éprouver à votre endroit, je dois vous détromper. Cette machine était en panne, on vient de nous la rapporter.

– Pardonnez-moi surtout de ne m'être pas découvert plus tôt. Mais ... vous savez ... oui, bien sûr, vous devez le savoir, c'est écrit, là, c'est une machine Burroughs, vous savez, le père de cet écrivain pédéraste et héroïnomane ... Et cela me fait sourire, voyez-vous, quoique je voie bien que cela n'est pas si drôle au fond, que la police utilise - passe encore qu'elle utilise - qu'elle verse des royalties, quelque part, diriez-vous sans doute , à cet écrivain héroïnomane.

– Vous croyez donc, M. Palerno, que l'on puisse tenir les pères pour responsables de leurs enfants ?

– Non, mais je sais que les enfants finissent par hériter. Je me plais parfois à imaginer que M. Burroughs-père ait été à la tête d'une florissante savonnerie. On fait bouger un élément, tout se déplace.

Palerno sourit alors pour ne pas contraindre Anne-Lise à faire une nouvelle remarque, et justement le factotum respectueux branchait la prise. Il quitta la pièce sans avoir prononcé un mot. Sur le seuil, avant de sortir, il s'effaça devant un jeune homme bien mis, un peu petit et au doux sourire d'enfant sage, qui attendait qu'on l'autorisât à entrer. Le commissaire l'autorisa, avec cette sorte de fermeté qu'elle semblait réserver à ses subordonnés masculins. Le jeune homme se mit aux commandes, frappa quelques touches de l'air décidé de celui qui montre qu'il n'est pas un amateur, frémit imperceptiblement au couinement de la machine, et il attendit. Palerno réalisa soudain qu'il n'avait jusqu'alors pas vu la moindre femme dans ces bureaux, mise à part Anne-Lise Piel.
– Nous vous écoutons, M. Palerno. Table des matières
Elle était près de la fenêtre, appuyée contre un radiateur, et Palerno se leva, montra du bout de son chapeau le fauteuil pivotant derrière le bureau du commissaire
– Vous permettez ?
Et comme elle ne répondait rien, cherchant une réponse qu'elle ne pourrait trouver, Palerno s'assit derrière le bureau, régla très vite la hauteur du siège, se tourna vers la droite, demanda au commissaire s'il était possible qu'on baissât légèrement le store de la fenêtre derrière lui - et Anne-Lise Piel s'exécuta, profitant de ce qu'elle était retournée pour pouffer, et dissimuler une sorte de jubilation effusive qu'elle n'avait pas envie de s'expliquer. Pendant ce temps, Palerno lut la note agrafée à ce qui devait être son dossier : un taxi volé avait été retrouvé, calciné, dans un terrain vague. L'attention des enquêteurs avait été attirée par ce qui devait être les restes d'un chapeau mou, et de quelques disquettes au format trois pouces et demi dissimulées dans la banquette arrière.

Palerno la remercia quand il put lire à l'écran


Déposition de M. Palerno

Date de naissance : sans

Résidant à Paris


Il s'enfonça dans son siège comme quand au cinéma baisse la lumière des derniers écrans publicitaires, et croisa les mains sur le bureau.
 

– Figurez-vous que tout a commencé à New York.

Suite ...