Il recula vivement vers le fond de la station, ouvrit une portière de seconde. L'un des deux hommes, saisissant l'opportunité d'un quidam qui descendait, monta en voiture, prenant encore la peine d'affecter de ne pas le suivre, et l'autre eut le temps d'entrer en première. Il aurait du mal à justifier sa présence dans cette voiture, songea Palerno. Et puis il se souvint que le métro ne connaissait plus de distinctions de classes, et il soupira. Il ne pouvait se résoudre à voir la moindre lueur d'espoir pour le devenir de la société dans une telle suppression.

Le métro s'ébranla, les passagers silencieux et rares semblaient tous un peu pénétrés de cette sorte de spleen des tronçons de lignes à faible fréquentation. Palerno s'installa sur un strapontin, qui évoqua pour lui l'Histoire, et le rôle qu'elle lui réservait ainsi qu'à ses pareils, comploteurs fragiles et méconnus. La grume traversa le wagon, le pas aussi décidé qu'il avait le regard vide, sans reproche et sans haine. Le tueur s'installa en face de lui, et l'ambiance songeuse de la voiture fut bientôt brisée par un bourdonnement reggae. Un jeune homme à l'air un peu étourdi observait une boîte noire recueillie au creux de ses mains avec toute l'innocence du monde. Une petite fiche Jack reliait ses oreilles au petit parallélépipède noir tout grésillant, comme une petite bombe qu'il n'aurait pu désamorcer. Tous les regards de la voiture avaient convergé sur la source du silence rompu, et finirent par s'épuiser en elle.

Il y avait tellement longtemps qu'il n'avait pas pris le métro à Paris !
Parfois, dans les stations, les murs s'obscurcissaient de publicités soucieuses de loisirs tropicaux ou de cinéma, ce genre de cinéma qui se laisse facilement confondre avec des loisirs tropicaux. Un peu avant d'arriver à Blanche, il desserra ses genoux qui coinçaient la mallette, et il la reprit dans sa main droite. En face, sur fond de reggae ralenti, ce fut comme un ressort qui se tend et claque, et il fixa l'homme, New Neck. L'autre se laissa aller à cet échange intense et très ouvert, comme infiniment disponible, au mitan duquel il ne put plus douter que Palerno savait qui il était, pourquoi il était là, ce qu'il en était de ses vertèbres cervicales - mal au dos, trop souvent, non ? migraines ? L'homme sut aussi ce que Palerno allait tenter, et il accepta le défi. Ses chaussures étaient larges et brillantes, les plis apparents sur son pantalon, et on pouvait voir dans ses yeux quelque chose comme la nostalgie d'une créature très douce, sa petite fille peut-être.

La rame gronda dans la lumière de la station, et un jeune homme d'allure épanouie, le teint frais et les pieds incroyablement étroits, sépara leurs regards juste le temps qu'il mit à ouvrir la porte, puis à sortir. Le tueur fixait les jointures des doigts sur la poignée de la mallette, et Palerno attendit que se déclenchât le signal sonore. Après quatre secondes de si bémol, Palerno se leva brusquement, et l'homme se jeta sur le quai. Les portes se refermèrent sur lui. Entre-temps, le si n'en finissait pas de siduler, son regard ne quittait pas le sien, et Palerno eut le temps d'y voir une humidité naissante, un bémol qui ressemblait à une larme, et il lui fit un petit signe d'adieu avec l'index et le majeur. Celui-là était sauvé.

Et le train de repartir dans un jet de vapeur. Palerno glissa la mallette sous la banquette du jeune homme qui se laissait bercer par les tam-tam de la Jamaïque. Il marcha sur la porte de communication interwagonnière, qu'il força avec une clé à tube pendue à son trousseau. Ils croisèrent une autre rame tandis qu'il entrait dans la voiture, où l'air lui parut plus sain, plus silencieux et tonique. Second Neck était là, dans une posture décontractée, manteau grand ouvert, en demi appui sur un strapontin. Ses fesses très larges en débordaient, et ses yeux eurent le temps d'exprimer une incrédulité profonde, qui vira rapidement en une sorte de désillusion couleur de fiel. Palerno s'approcha très vite, se pressa contre l'homme, immobilisa cette main partie chercher on ne sait quoi, ne lui laissa pas le temps de l'empêcher de le serrer, comme pour chuchoter à son oreille. Mais Palerno ne lui dit rien, fouillant prestement sous le manteau, cherchant, pressant seulement en pointe index et majeur entre deux de ses côtes, sous le cœur. L'homme se courba, s'affaissa, ses jambes refusaient de lui obéir, toute son énergie était aspirée vers ce point mourant de son corps où Palerno opiniâtrement appuyait ses doigts. L'homme s'abandonna dans ses bras, jetant dans ses yeux le regard plein de confiance qu'ont les bêtes parfois, et de sa main restée libre, Palerno força l'ouverture des portes. Il le précipita sur la voie. Il y avait très peu de monde dans cette voiture, et personne n'osa faire mine de prêter attention à ce qu'il venait de faire, à peine dérangés par cette scène de feuilleton qu'ils n'avaient pu manquer de voir déjà, calée entre deux spots de publicité, entre deux stations. Il revint sur ses pas, la porte de communication claquait encore au gré des cahots du rail, et il regagna sa place, récupéra la petite valise sous la banquette. Bob Marley vociférait aux oreilles du gringalet quelque chose sur l'aspiration universelle à l'amour.

Il descendit à Anvers.
Nombreux les taxis en maraude, angoisseuses les petites rues. Il put choisir une automobile de facture fiable au claquement de portière péremptoire, et se fit déposer à Étoile. Il consacra le trajet à laisser fondre sous sa langue dix granules d'Ignatia à 30 ch. Puis il s'engouffra dans le R.E.R. Il avait soif de ce que les villes peuvent offrir de plus propre et de sain, en matière de souterrain. À un moment pourtant, il y eut des senteurs de soufre, et cela lui fit penser à Charon, et à d'autres trajectoires en enfer.

Il lui avait toujours été pénible de tuer. Il savait que quelques uns de ses compagnons avaient perdu la vie pour avoir cru que cela ne fût pas nécessaire, mais il évitait encore le recours trop systématique aux armes à feu pour leur trop grande facilité d'utilisation, leur odeur, leur poids, leur bruit, pour le caractère souvent irréversible des événements qu'elles provoquent, leur préférant les armes blanches, les seringues, les pressions sournoises et sûres du bout des doigts, ou tout simplement les gaz d'invalidation provisoire. Cet après-midi, chez Pascal Pareille, il s'était servi d'un imperceptible poison lent, inoculé par simple égratignure, et qui avait laissé à sa victime suffisamment de forces pour qu'elle soit en mesure d'authentifier son testament.

Ce genre d'activités auquel insensiblement il avait dû se laisser aller induisait insidieusement une incontrôlable propension à la paranoïa. Peut-on croire que l'on reconnaît un tueur à la conformation de sa nuque, à la disproportion de son pouce, aux imperceptibles extrasystoles de sa démarche ? Palerno aurait pu naguère ricaner de ces recettes de physiognomoniste attardé, il était attentif maintenant à toutes ces silencieuses mises en gardes des corps, toutes les dissymétries. L'expérience aussi lui avait enseigné que la nécessité de tuer résultait moins de l'extériorité du tueur qui vous met en péril, que du frisson interne qui vous avertit : DANGER, DANGER, DANGER, et qui vous chante « danger in the night » avec la voix de Sinatra. Mais - c'était pour lui une découverte récente - qui peut vous avertir à tort. Reste alors à construire, point après point, le scénario qui va permettre de détruire sûrement, irrévocablement, la source du danger. On n'aurait pu dire de Palerno qu'il était violent. Il n'avait jamais été bagarreur, étant doué de cette sorte de conscience qui lui faisait redouter la violence supérieure du coup en retour. Mais il trouvait dans l'exécution une dimension d'irréversibilité qui dépassait, à son sens, les problèmes de violence ou d'hésitante lâcheté.

Table des matières
Sur tout le trajet, souvent son esprit revint sur l'idée faite pour le rassurer que les hommes qui se mettent en situation de perdre la vie n'ont pas encore commencé à vivre.

Il descendit à Nanterre-Préfecture pour repartir dans l'autre sens, jusqu'à Opéra. Quelques minutes lui suffirent pour atteindre à pied la Madeleine, où les choses n'avaient guère changé depuis son dernier passage.

Il prit l'escalier jusqu'au 5ème étage, où il appela l'ascenseur. L'étroit cercueil marqua une petite hésitation, et lui donna finalement accès aux bureaux d' INSTRUCTOR.

Suite ...