Did you ever wake up with the bullfrog blues on your mind ?
R. Gallagher

 

 

Monsieur,


je viens d'apprendre votre existence par l'intermédiaire d'un hebdomadaire féminin. Je n'avais jamais entendu parler de vous, et je n'ai pas compris comment il m'avait été possible à ce jour de vivre sans avoir lu aucun de vos articles, sans avoir jamais perçu le moindre écho de vos interventions, pourtant nombreuses, à ce qu'il semble.

Autant vous le dire de suite, j'ai été enthousiasmé. Bien sûr, sous réserve que l'article de cette journaliste soit absolument fidèle à ce que vous avez voulu dire (et je sais que vous allez me comprendre : jusqu'à quel point peut-on croire qu'une femme puisse réellement comprendre un homme ?). C'était un article sur la publicité, où vous prétendez, de façon tellement surprenante, que les messages publicitaires sont le seul spectacle authentiquement télévisuel, qu'ils constituent « la vérité de la télévision », son « écran haut de gamme », et bref, que ces messages sont au fond ce que la télévision a de plus intéressant à montrer. Cette journaliste ne voit que provocation dans ces phrases, mais il se trouve que vous avez formulé mon opinion intime, et, si je puis me permettre, je ne vous avais pas attendu.

Je m'ennuie dans les intervalles des émissions qui me sèvrent de publicité. Aliénation ? Bien sûr que non. J'ai été véritablement suffoqué quand j'ai lu, attendez, je vous cite, que « le téléspectateur n'obéit jamais directement à l'injonction publicitaire, que la pub n'est pas faite pour ça, qu'elle est là seulement comme un test, pour éprouver des résistances, et éventuellement soumettre à tout hasard des messages obscurs que les téléspectateurs se croiront seuls à comprendre ».

C'est là que je suis tombé à la renverse, parce que, figurez-vous, c'est exactement ce qui m'arrive, je veux dire, les messages.

Vous avez certainement vu cette publicité pour un café, comme vous dites, peu importe, eh bien on y voit un immeuble, en plongée un peu virevoltante, et la caméra s'approche des fenêtres, on voit des gens qui apparemment consomment du café, mais qui en réalité parlent. C'est très fugitif, mais j'ai fini par comprendre que ces gens me parlaient, et depuis deux ans maintenant, je mets au point le plan que cette séquence m'a demandé d'exécuter. Deux ans. Avez-vous remarqué comme cette publicité dure, pour ainsi dire s'installe, au contraire de toutes les autres ? C'est que les messages changent, et mes plans aussi. Vous avez dû remarquer une femme à sa fenêtre, la tasse à la main. Je crois que c'est une traîtresse, elle tente de me décourager, de me dissuader, mais je n'ai pas besoin de l'entendre.

Vous devez certainement déjà savoir tout cela. Et justement, je voulais en fait vous consulter. Vous connaissez cette séquence avec trois filles (de toutes façons, j'ai joint une cassette avec un montage), trois filles apparemment charmantes qui grillent le tour d'un garçon un peu benêt, dans une grande surface, prétextant un berlingot de lessive. Si vous l'avez vue, je suis sûr que vous l'aurez remarqué, leurs lèvres disent autre chose que leurs voix. Je pense que c'est en rapport avec mon plan, une erreur peut-être d'appréciation qui pourrait tout remettre en cause. Qu'en pensez-vous ? Bien sûr, comme cette lettre sera anonyme, je ne pourrai vous demander une réponse. Ne pourrions-nous pas alors imaginer de communiquer par l'intermédiaire d'une petite annonce ? Libération. Ca commencerait comme ça : Si noir et si minime ?

Je comprendrai.
Avec tout mon respect, une admiration que vous ne pouvez mesurer.

 

 
 

Palerno aimait lire son courrier en compagnie d'Émily-Lou, il aimait la voir entre les phrases, il aimait se sentir observé par elle comme de derrière son sommeil. Émily-Lou n'était pas dans l'appartement, et il avait dû lire sans elle la lettre de ce taré à laquelle il n'avait rien compris dans l'ascenseur, dans la rue, où il n'avait pu éviter de bousculer de nombreux passants, et jusque dans ce magasin. Des messages obscurs ? Comment diable cette journaliste qui n'avait pu tirer de lui que quelques parcimonieux aphorismes, avait-elle pu concevoir semblable fantaisie ? Palerno revoit la naissance des cheveux sur sa nuque. Elle avait les genoux menus, chaque fesse un empan. Pliant la lettre et la glissant entre les pages du premier volume qui lui tomba sous la main, Palerno pressa délicatement les ailes de son nez.

 

Quelques clients rôdaient le long des étagères, on commentait, on demandait conseil, on éprouvait la qualité des reliures, et Palerno tournait autour du présentoir central. Il y avait du monde dans la librairie, il était 17h.38, et il avait déjà fait deux fois le tour du magasin, n'avait rien demandé encore, s'était posté à deux reprises et pour quelques secondes seulement à chacune des deux entrées, car il y avait deux entrées, donnant chacune sur deux rues différentes - un côté plutôt versé dans la papeterie en fait. Comme on le lui avait indiqué, il avait finalement jeté son dévolu sur la table centrale, il avait attrapé un livre, gauchement presque, comme on fait d'un nourrisson quand manque l'habitude. Sa main le faisait encore souffrir. Il avait consacré son après-midi à démonter des réveils, modifier des dentelures, chemiser des moyeux, les limer parfois au contraire, et souder des contacteurs à des piles. Croyant saisir un tournevis, sa main avait empoigné le fer à souder, et il avait hurlé de rage, envoyé dinguer tous ces accessoires qui lui parurent subitement ridicules, et son projet aussi, qui tout à coup lui avait répugné. C'est en fouillant dans l'armoire à pharmacie, parmi les colifichets éparpillés d'Émily-Lou, qu'il avait trouvé cette si étrange petite clé, avec une pierre sertie en son anneau, comme un œil.
Cela faisait tellement longtemps qu'il n'avait mis les pieds dans une librairie, et c'était sa librairie en fait, une librairie de quartier, avec une jolie libraire, son chemisier. Elle avait récemment confié à Émily-Lou qu'elle se sentait mal. Elle n'avait plus la foi. Ces deux entrées, trop pour elle, et engager du personnel ? vous n'y pensez pas, les charges ! Il avait donc pu se rendre à pied à son rendez-vous, sans faire appel à Nortrope, ni à Syd, ni à personne, pas de témoin cette fois, et pas de commentaire à produire. Seulement trébucher sur les planches qu'on avait jetées en travers des tranchées qui sillonnaient le quartier. On éventrait les rues. On se raccordait au câble. On filait les fibres optiques.
Il avait commencé par saisir un livre, puis un deuxième, il les soupesait, les faisait passer d'une main dans l'autre, faisait glisser les bandes qui les ceignaient parfois, toujours essayant d'épargner la brûlure. Puis il se mit à lire. Les quatrièmes de couverture d'abord, et, comme le temps passait et que le Redresseur n'arrivait décidément pas, il entreprit d'ouvrir un livre, vraiment, à la première page, puis un autre, et c'était ainsi, passez à la ligne et ouvrez les guillemets : Suite ...