et son jeune frère Toto ...


 

Palerno reprit :

– Ce qui me surprend le plus dans cette histoire de Mi, c'est qu'on puisse changer d'yeux et de regards en toute innocence, sans s'en apercevoir.
Et après une pause
– Écoute, tu sais, les yeux de Mi étaient verts. Ils sont maintenant noirs. Son regard débordait toujours d'une ironie joyeuse, gratuite, produite comme au naturel. Il n'y a plus maintenant dans son regard ... emprunté, que lourdeur, résignation, usure, comme si l'aventure qu'il venait de vivre, les quelques coups qu'il a reçus avaient suffi à transformer toute sa perception de la réalité, jusqu'à l'image qu'il renvoie aux autres de cette perception ... Ou bien le regard est déjà et de tout temps dans l'œil qui le produit, et Mi en a hérité après son opération. Des yeux qui avaient beaucoup souffert ... ce qui signifie, réciproquement, qu'il dispose maintenant d'un potentiel ironique inemployé, de l'énergie ironique à revendre et dont il ne saura que faire, qui ne passera plus jamais par ses yeux. Et cela signifie aussi que ses yeux ne savent plus lire, plus comme avant. Des écureuils engourdis.
Et après quelques kilomètres de silence rectiligne.
– Et aussi, il faut croire que l'œil ne connaît que lui-même, qu'un œil qui vient d'être greffé se reconnaît instantanément en même temps qu'il vous reconnaît dans son image. Les possibilités seraient alors illimitées, et il ne serait pas exclu que Mi soit effectivement la victime d'un Complot à grande échelle, une sorte de cobaye.
Palerno se tut, il éteignit le plafonnier au dessus de sa tête, dont la lumière creusait ses yeux, ombrait ses lèvres, et Nortrope reprit de la vitesse. Ils étaient alors à la hauteur de Corbeil. Après quelques minutes silencieuses, contraintes et désagréables, Nortrope réenclencha le lecteur de cassettes. La voix de Palerno sourdait du chapeau, et il était encore question de conspiration et de complot, un programme obscur qui s'abattait inexorablement sur l'humanité, et Nortrope lâcha prise, finit par trouver oiseuse cette discussion, ne fixant plus son attention que sur la voix de Palerno quand celui-ci intervenait. Alors, Nortrope souriait : l'homme grave comme un loup qui trônait derrière lui faisait des sortes de vocalises, passait d'un registre de baryton à une voix très efféminée, colorature, et roulant fortement ses r. Personne ne semblait rire quand il faisait cela. Pas de signe audible de surprise, non plus, alors que lui, Nortrope, avait envie de pouffer à chaque attaque nouvelle de cette voix travestie.

Subitement, la conversation dans la boîte tourna sur les chaises et les places. Palerno insistait maintenant, presque désagréable, pour récupérer sa place, qu'une femme que l'on devinait jolie s'était empressée de prendre, pour se rapprocher de Mi. Grondant, il prétendait retrouver sa place pour reprendre la parole. La tension devenait grande, sensible jusque dans sa trace magnétique, et comme elle devenait difficilement supportable dans une assemblée de gens bien élevés, quelqu'un parla de la chasse et de la galanterie, un autre embraya sur le féminisme et la libération de la femme, les contradictions qui en résultaient. Cela ressemblait à un pépiement d'oiseaux, et Nortrope fit à ce moment-là cette découverte que des mots organisés en phrases sensées pouvaient parfois ne pas être autre chose qu'un pépiement, trouvant sa fin en lui-même, comme un colloque sous un pommier au printemps. Pour finir, on perçut un frôlement lisse, puis un raclement épais qui en était comme l'image sonore inversée. Palerno venait de se rasseoir, et de bloquer le défilement de la bande.

Nortrope :

– Au risque de me répéter : tu crois ... à tout ça ?
– Quoi, ça, Nortrope ? Précisément.
– Le complot.
– ...
– Un vrai complot ?
– Écoute ... Ça se discute. Il importe surtout d'en parler. Pour tous mes amis que tu as entendus, et même ceux qui n'ont pas pris la parole, le complot est nécessaire, c'est l'x du monde dans lequel ils vivent et qu'ils ne peuvent s'empêcher de considérer, peu ou prou, comme une démonstration. Si tu veux savoir ce que j'ai dit quand j'ai coupé la machine, voilà, écoute, je n'ai pas à te faire supporter l'angoisse de propos suspendus. J'ai parlé par énigme, une fable sur la chouette. La chouette de Minerve qui se lève quand le jour vient de tomber. On parle des événements du jour quand la nuit est tombée. On pose toutes sortes de questions sur le Complot quand tous les sacs, coffres, caisses et amphores ont été depuis bien longtemps vidés ou emportés.
– Tu veux dire ... qu'il y a bien eu un complot ?
– Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais, oui, si cela te rassure, le complot est fini, tout est fait, achevé, recuit. Contre quoi veux-tu que l'on se donne encore la peine de comploter ?
Nortrope plissa le front, fit mine à plusieurs reprises de prendre la parole, se ravisant au dernier moment, scrutant tour à tour la route et le rétroviseur, se jeta à l'eau enfin :
– Et si c'était un complot ... contre l'Esprit ?
Et leur rire éclata dans la voiture. Nortrope présenta une face hilare au distributeur du péage, et leur hilarité s'épuisa, comme fuyant par la fenêtre ouverte, trop contente de trouver une issue après avoir tellement rebondi sur les parois de l'habitacle.
– Palerno ... un mot encore ...
– ...
– Après les questions à ce ... Mi, et juste avant que s'élève cette engueulade sur le féminisme, tu as dit que les véritables artistes de notre temps étaient des designers, des publicitaires, des télévisionnistes, et tu as insisté alors sur le fait que ce n'était pas une façon de parler. Et le cinéma ?
– Figure-toi, Nortrope, qu'il y a aussi des peintres modernes, et toutes sortes de gens très sincères qui pensent être des artistes, sculpteurs, romanciers, musiciens, tous ceux-là sont des survivants de l'art, de l'art d'avant ... Arrête, je sais que tu vas me demander « avant quoi ? » Eh bien, écoute, Nortrope, ce sont des survivances de l'Art avant qu'on commence à parler, parler seulement et ça suffit, du Complot. Cinéaste, romancier, même chose, des histoires de l'histoire, Nortrope.
– Et quand tu dis cela, tu le penses ... vraiment ?
– Tu demandes trop à la fois. Ce que je pense importe peu. En tout état de cause, je l'ai dit.
Et Palerno se tut.

À la hauteur de Joigny, il ralluma le plafonnier, sortit de sa petite valise la lettre que Renée lui avait confiée, la soupesa, et avant de la décacheter, il en détacha le mouton toujours suspendu qu'il souffla vers son compagnon.

Le texte en était manuscrit, et Palerno reconnut très vite l'écriture, qui n'avait sans doute pas été délibérément travestie, mais qui trahissait sans doute un effort, une application, du recueillement, peut-être. Le style en était facilement identifiable - cette emphase de ceux qui croient parler à des sourds - quoique ce que Palerno en connaissait déjà fût sensiblement plus débridé, avec une sorte de spontanéité ostentatoire.

Pa. Pareille n'avait pas signé, n'avait pas jugé utile d'apposer son paraphe au bas de sa copie, et Palerno s'en irrita fugitivement. Il relut à voix haute le dernier paragraphe, pour Nortrope et pour lui-même, pour se bercer d'une voix humaine entêtée encore d'insondables prétentions, et pour cela touchante, vraiment. Nortrope interrompit son indulgente rêverie

– Syd ... tu vois qui est Syd ? L'incident du 2 juillet ? Musico
– ...
– J'ai parlé avec lui, cet après-midi, tu ne me croiras jamais, en dehors de ... l'agence, ses loisirs, si tu veux, il fait une sorte de recherche sur les Disparitions en chaîne des Pop-stars dans les années 70. Tu connais ? Il est persuadé qu'il s'agit d'un Complot qui tourne autour de la lettre J. Brian Jones, Jimi Hendrix, Jim Morrisson, Janis Joplin. Il m'a expliqué qu'il buttait sur la mort de Lennon, John, bien sûr, parce qu'elle était survenue tardivement, et qu'elle constituait, dans le fil de sa recherche, un obstacle épistémologique, c'est l'expression qu'il a employée, parce que cette mort était trop loin de toutes les autres, éloignée du contexte flower-power, guerre du Viet-Nam, et le reste. Et aussi parce que c'était la seule mort avec un assassin explicite. Il semble s'orienter vers l'interprétation que toutes les autres disparitions n'étaient en fait que des signes précurseurs de la mort de Lennon. Elles n'en étaient que ...
Palerno le coupa
– Arrête. Tu répéteras simplement à Syd ce que je t'ai dit ce soir de la Chouette de Minerve. Et ... je ne t'ai jamais entendu parler de cela, Nortrope.
Quand il eut jugé qu'il avait franchi suffisamment de kilomètres pour figurer une sorte de changement de chapitre, Nortrope reprit la parole :
– Il n'y aura cette nuit que le Redresseur.
– ...
– Dans une clairière. Il faudra marcher à pied deux kilomètres. Tu sais pourquoi ?
Palerno caressait la bête ronronnante qui, depuis qu'il avait commencé à lire, s'était faite toute écharpe. Il interrompit son geste. Le chat gronda.
– Pourquoi le Redresseur, ou pourquoi la clairière ? La clairière, tu dois savoir. Le Redresseur, je te le dis, je lui apporte un testament.
Nortrope hocha la tête, chercha des yeux les yeux de Palerno dans le rétroviseur.
– C'est un artiste. Le testament d'un artiste. Un art poétique.
– Tu as raison, Nortrope. Mais que crois-tu donc que pèse encore, entre nos mains, celui qui a écrit, et qui va authentifier de sa signature, un testament ?
Nortrope eut un rire gêné. Le soleil lançait ses premiers fourriers à sa droite dans une fraîche partie de jambes en l'air. Suite ...