... grant us one more hour to perform
our art, and perfect our lives.
J. Morrison

 

 

 

Peut-être - vanité ! - peut-être serais-je compté au nombre de ceux qui contribuèrent à finir la modernité, et ceux qui me liront me comprendront, je voudrais qu'ils goûtent toute l'épaisseur que l'on peut mettre dans ce mot, finir.

Inutile de s'en enorgueillir.

Je n'en tire aucun orgueil. Je me sens seulement comptable de ces actions, ni justes ni injustes, qui tout simplement devaient être accomplies.

Derrière le fatras, sous la masse des émissions que j'ai élaborées ou aidé à voir le jour, patiemment construites parfois, d'autres fois jaillies comme des évidences, il y a un mouvement.

Et tel est l'objet de cette page : le mouvement.

Je ne veux pas dire que le sens de mes œuvres, pardon, mes productions, se dégagerait de leur ensemble, comme une figure cachée et visible d'un angle unique et reculé. Je ne veux pas dire cela, parce qu'elles n'ont pas de sens, pas plus l'une que l'autre, pas plus toutes que l'une.

Simplement : le sens est dans le mouvement.

Dans les siècles à venir, les historiens de l'art, si tant est qu'il puisse encore exister de tels historiens, et je sais que ce sera peut-être paradoxalement ma faute si les historiens de l'art disparaissent, mais je sais aussi que si l'on pourra se passer d'eux, ce sera grâce à moi, bref, s'il y a des historiens, ils sauront reconnaître en notre époque l'invention du discontinu populaire. Je répète, fusée lunaire : le discontinu populaire. L'esthétique libératrice du discontinu mise à la portée de tous les regards.

Qu'est-ce que cela veut dire ?

Quelques uns, au nombre desquels j'ai la fierté de me trouver auront eu l'audace, en cette fin de XXème siècle, de rompre avec les valeurs utilitaires, marchandes et activistes de la société occidentale. En lieu et place de quoi nous avons inventé le plaisir audiovisuel, l'esthétique du discontinu.

Et c'est une longue histoire, avec des hasards, des ruptures et des impasses, mais ça a commencé comme ça : si l'on observe un téléspectateur des années 50, 60 ou 70, on s'aperçoit qu'on a affaire à un sujet en visite : il visite ses émissions comme on va au musée, comme on sort au théâtre ou au cinéma, comme on ouvre un journal. Quand il regarde sa télévision, il n'est pas différent de ce qu'il est au bureau, dans son usine ou dans son champ, il regarde pour se cultiver, se distraire, gonfler le capital de sa personnalité qu'il emmènera avec lui au bureau, à l'usine, ou dans son champ. C'est un être continu, et il fonctionne dans la continuité des messages télévisuels de l'époque, savants ou distrayants, mais toujours fondés sur une logique de l'utilité, du sens et de l'ordre.

Dans les années 80, s'est imposée progressivement, et de manière apparemment non concertée, une logique marchande, dans le droit fil de l'utilité, du sens et de l'ordre. Logique marchande : croissance de la surface publicitaire sur les petits écrans. Logique marchande : émissions fabriquées en série suivant les lois de la mercatique, et non plus parce que des créateurs auraient eu quelque chose à dire, et le désir de le dire avec des images. On aurait pu imaginer que ces deux facteurs aboutissent à la pire des continuités qui soit, une sorte de totalitarisme audiovisuel.

Il n'en a rien été.

Et c'est sur cette trame que s'est dessiné, en France, le PAF, et avec lui - comment aurait-il pu en être autrement - l'avènement de la jouissance.

C'est en ce point qu'est survenu un miracle, ou, comme on voudra, une Ruse de la Raison : comme il fallait sans cesse augmenter les surfaces publicitaires, il a fallu fractionner les émissions et progressivement s'est imposé - encore une fois d'une façon apparemment non concertée - un rythme très « cut », une composition très fragmentée. Et ce rythme, ce type de composition a induit une nouvelle étape : au début, on coupait les émissions pour introduire des écrans publicitaires, par nécessité, et puis on s'est mis à fractionner gratuitement, par plaisir. La logique publicitaire et mercantile aboutit donc à la gratuité parfaite, totale, à la jouissance réintroduite par la bande.

Je ne voudrais pas paraître naïf. Je connais toutes les critiques que l'on adresse à la télévision, au premier rang desquelles la passivité du téléspectateur. Et c'est vrai, si on compare le téléspectateur actuel avec celui des années 50 à 70, le rapport semble maintenant inversé : c'est lui qui est visité par la télévision, la télévision entre chez lui, coince un pied entre porte et chambranle. Et dans une première phase au moins, il est vrai aussi que c'est la télévision qui a imposé la coupure. Nouvelle donne technologique : la télécommande, et le magnétoscope. La télécommande qui introduit la possibilité d'une surcoupure dans le flux des coupures. Liberté retrouvée, mais dans le jeu, dans ses règles et parcours. Selon moi, le magnétoscope aurait dû être compris comme un outil de surcomposition, et il aurait pu être utilisé dans une perspective de surenchère à la coupure, mais, c'est vrai, il n'est perçu actuellement que comme une échappatoire à la télévision, et sert à entrer dans le sous-cinéma : règne du continu, des histoires et du sens. En petit. On revient à la visite. On n'oublie pas le guide.

Évidemment, les critiques ne manquent pas à l'égard de cette nouvelle télévision, et jusque dans les rangs de ceux qui pourraient se réjouir de la fin des totalitarismes, de la pression du sens, des idéologies de l'utilité, de la volonté, et de la maîtrise. Décervelage, déréalisation, schizophrénie, telles sont leurs litanies. Et pour moi, autant de garanties d'un art télévisuel authentiquement réussi. À quoi d'autre l'art peut-il donc prétendre que faire sortir les gens d'eux-mêmes, leur donner accès à une autre dimension ? Pareil pour les crétins qui disent que la télé empêche de lire, prépare au non-apprentissage de la lecture : a-t-on songé à reprocher aux photographes de nous empêcher d'apprécier la vérité d'une nature morte du XVIIème siècle ? A-t-on reproché à Molière de frapper d'illisibilité les Mystères du Moyen-Âge ?

Et moi, dans tout ça ? (Moi, mais aussi tous les gens qui occupent des fonctions comparables aux miennes sur les autres chaînes, bien sûr).

Je crois que nous serons considérés comme des agents davantage que des acteurs. C'est vrai que nous nous sommes contentés de nous trouver là, à la croisée des chemins, au moment où la surenchère des écrans publicitaires a frayé la voie au fragment. C'est vrai que nous nous sommes contentés d'exploiter une situation que nous n'avions pas choisie, ni décidée.

Tous ces gens qui soupirent après une « télévision de qualité » ... et qui n'ont pas compris que la télévision avait atteint son degré de perfection, en deçà duquel elle ne pourrait être - et c'est ce qu'elle a longtemps été - que faux cinéma, sous spectacle et sous culture. Enfin, je crois que les grincheux de la télévision ne sont tels que parce qu'ils se trouvent en état de sous consommation télévisuelle. Refusant le flux, sélectionnant les programmes, incapables de jouir de la discontinuité des images, ils se condamnent à ne voir que de la merde. Avant - avant que j'arrive à formaliser tout cela - il m'arrivait de visionner des émissions, les miennes surtout, au magnétoscope, comme encadrées, avec un début et une fin, et ça ne ressemblait à rien, ni fait ni à faire, de la merde.

Je voudrais qu'on lise ces quelques pages comme mon testament, le témoignage au moins que j'ai été l'acteur conscient de ma démarche, et pas seulement un crétin frénétique, avide d'Audimat comme on se plaît à me décrire. Et je finirai par un vœu, pieu, bien sûr : jusqu'à présent, les différentes chaînes ont toujours travaillé leurs programmes selon le principe de la concurrence. Je me plais à imaginer parfois un autre principe qui serait à l'œuvre, et qui serait celui de la polyphonie interactive. Des programmes complémentaires et harmonieusement zappables. Mais baste ! il faut reconnaître à la logique marchande ses limites, et si je sais qu'il s'agit d'un vœu pieu, j'aime à croire aussi - je le sais - que les logiques, même marchandes, sont traversées par des courants souterrains qu'elles ne contrôlent pas.

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