C'est avec les bons sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature ...

 

Ouvrez les guillemets :

« Hello, le trio ! On ne vous voit plus ? on va finir par croire que vous négligez les amis ! J'espère que le bonheur familial ne va pas vous encocooner définitivement ! Juliette, rappelle, stp, que je sache enfin de quoi tu survis ! Bisous.
Où que s'arrête mon regard sur l'horizon du souvenir, j'y reconnais la silhouette puissante et voûtée de celui que tous nommaient, d'aussi loin encore que puissent remonter les souvenirs, l'homme de Ténèbre.
Le Zébu, car d'aussi loin qu'il s'en souvienne, on l'avait toujours appelé ainsi, le zébu avait soif de vivre enfin une passion sur laquelle le temps n'aurait pas de prise : soif d'une femme unique et d'un amour intense, et fidèle enfin. Tout cravaté de blanc au sortir de l'église, il s'était juré qu'il ne laisserait pas Émilie, la fraîche épousée, se dessécher par manque d'amour.
Le cimetière dessinait une ombre dans la vallée, comme cerné de crêpe gris. Pressés tout contre lui, comme tassés sous le poids des nuages, les murs du presbytère - son austère toit d'ardoise, son jardinet défleuri, son humble escalier - avaient abrité la succession recueillie des curés du village. Le fascicule du Syndicat d'initiative conseillait de poursuivre le pèlerinage avec l'église de Trois-Vallon, qui n'était qu'à quelque distance.
En cette période de transition, j'avais l'impression d'errer dans l'interminable salle d'attente de je ne sais quel établissement inconnu. Adossé aux affiches placardées au fond de la classe, pensif et silencieux, j'observais l'agitation des autres.
Ma pauvre chérie, malgré mes résolutions, je n'ai pas pu faire l'effort de lui plaire. Tu me pardonneras ? Écoute : ces yeux écarquillés, ce sourire effarouché, cette admiration canine ? non ! je n'ai pas pu le supporter, et j'ai préféré me laisser rudoyer par Franck qui m'a entraînée dans un rock ? démesuré. J'ai besoin parfois de cette sorte de rudesse.
Trois fois, déjà, Émilie avait goûté aux joies de la maternité, et, de ce fait, elle avait dû se résigner à abandonner son rôle d'amante légale pour celui, plus posé, plus plein aussi, de mère.
Mon petit garçon somnole maintenant au creux de mon épaule. Cette audience interminable a fini par l'assommer. Parés trois ans de lutte et de conciliations, le procès va enfin décider de notre avenir. Samir, le père de mon enfant, nous jette un regard sombre et replonge dans le cours de ses pensées.
Déjà Septembre. On sentait dans l'air l'écho de l'été madrilène. Elle mangea, rencontra Montse dans la calle Victoria, appela Roman à Trieste, pesta contre le répondeur et réserva une voiture. Au bout de son sommeil, elle atteignit Pampelune à six heures du matin pour un petit déjeuner de travail à la terrasse du café El batahola.
Le village, au sommet de la colline, se donnait les allures d'un gros bourg et la rue centrale pouvait encore se prévaloir de quelques belles bâtisses. La fine bruine du matin s'était remise à tomber. Encore de la bruine ; ma gabardine me protégeait mal de l'humidité ambiante. J'aurais dû regagner Strasbourg, mais le Guide vantait encore les attraits de Trinité les Gros. De cimetières à l'abandon en presbytères désertés, mon errance désenchantée me retint dans la région jusqu'au soir.
L'homme de Ténèbre n'est plus éloigné, à présent. Tous s'en souvenaient, ses pas réguliers avaient un claquement reconnaissable entre mille sur le marbre veiné de gris du grand corridor.
Parmi les hommes, il y a ceux à qui l'on croit toujours devoir des excuses, et il y a tous les autres, à qui l'on ne pardonne pas. Karl appartenait à la deuxième catégorie.
Émilie avait refusé la proposition.
Mon fils s'agite un peu et agrippe ses menottes au banc noirci que j'occupe avec lui. Dans un souci d'hygiène, je glisse tant bien que mal mon foulard sous sa petite main crispée.
Alors, le trio ?
La tiédeur du wagon et l'unanimité béate des voyageurs me rendirent un peu de courage. Le guide Chaix, dont jamais je ne me séparais, m'avait appris que j'aurais à communier avec eux deux heures et cinquante six minutes dans le ressac binaire du ballast. Je tâchai à retrouver mon allure habituelle avec quelques touches de fard et un sérieux coup de brosse. J'espérai »


C'était clair.

Des hommes, des femmes, quelque chose comme de la passion, de la confusion et des trahisons, un peu de mystère, d'amour maternel aussi, un village sous la pluie, un vocabulaire riche et tout frissonnant de la hantise des répétitions, beaucoup de voyages, telles semblaient être les tendances de la Littérature. Jolis brins de plumes. Du style. Pour le reste, se méfier du chiffre trois, ou jouer le trois, ça dépendait ? cette insistance ? Palerno reposa le dernier livre, murmura « j'espérai », regretta ne pas savoir quoi, se reprocha fugitivement ce désintérêt pour les fins des phrases et les objets des verbes, se demanda s'il n'y avait pas là de sa part quelque chose comme une affectation. Puis il se souvint : Karl est grillé, on ne peut plus lui faire confiance, Karl n'a plus la cote, et il sourit tristement, un air de condoléance aux lèvres, songeant à Pascal Pareille.

Tout n'était que trop clair : le Redresseur ne viendrait pas au rendez-vous, ne viendrait plus jamais, parce qu'il avait vu ; il avait dû lui aussi trébucher au seuil des tranchées du Câble, et tourner autour de cette table, surprendre entre les pages les messages sombres qui y avaient été cachés, et sans qu'ils le sachent, de la main même d'écrivains éloignés. Et le Redresseur lui avait dédié la table, toute la table pour lui tout seul. Il y avait l'Homme de ténèbre, bien sûr, mais aussi un Guide et des procès interminables, des voyages, ça ressemblait à un pèlerinage en fait, le Sud, quelque chose comme une retraite, avec des étapes, de nombreuses étapes. La bruine et septembre, plus de saisons ! Mais ce garçon, et ce zébu ? Que faire du garçon et du zébu ?
Émilie ?
Et Palerno recula de quelques pas, jusqu'à sentir contre son dos le relief du dos des livres sur les étagères. Il balaya la table du regard. Des couleurs chatoyantes, des reflets moirés, quelque chose d'un bazar, et il porta lentement la main à son front, relevant doucement son chapeau. Et il songea, s'adressant à lui-même comme il avait coutume de le faire quand lui venait à l'esprit quelque chose comme une révélation :
– Mais ce n'est pas vrai, Palerno, ce n'est pas vrai, ce serait donc pour ça, ce petit bazar tout plat, qu'il faudrait que tu te fasses crever la peau ? Table des matières
Il allait sortir, quand une main se posa sur son bras. Il se retourna, vit la libraire, constata qu'ils étaient maintenant seuls dans le magasin, plus qu'eux et les étagères enfermées dans leurs monologues muets et têtus. Et sans retirer sa main posée sur le bras,
– Excusez-moi, vous êtes M. Palerno, je crois, je vous ai déjà vu, non, pas à la télé, bien sûr, mais avec Émily-Lou, dans la rue. Il m'a semblé, vous avez fait peur à mes clients, je crois. Savez-vous que vous grognez en lisant, M. Palerno ? Des sortes de râles très courts. Vous aviez l'air menaçant, ils sont sortis, et je n'ai pas osé interrompre votre lecture. Mais ce n'est pas grave, ce que je voulais vous dire, en fait ? rien, simplement, M. Palerno. Et elle releva sa main.
Palerno l'observa, fixa sur son bras le minuscule espace où elle avait posé sa main, posa la sienne à son tour sur l'avant-bras de la libraire. Il sentait battre son sang sous la peau échauffée.
– Je crois que vous avez raison, tout le monde parle, aujourd'hui, tout le monde veut prendre la parole, si j'ai bien compris.
Et du menton, il montrait le petit bazar plat.
– Il n'est que temps que je me taise.

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