... mais il n'est pas vrai non plus que l'on fasse de la bonne littérature qu'avec de mauvais sentiments.
A. Gide

 

« Figurez-vous que tout a commencé à New York »,

 

répéta la machine, et Palerno, comme subjugué par ces lettres si obéissantes qui faisaient écho à sa parole :

– Vous avez du temps devant vous ?

– Nous prendrons le temps qu'il faudra.

Le ton était ferme et sans réplique. Ce ne fut qu'un sous grognement syndical qui s'exhala des petites lèvres du petit homme au clavier.
– Dans ce cas, je vous proposerai la version longue, ne vous épargnerai que quelques détails, ça aide à bien comprendre. D'abord, il faut que vous sachiez que tout commence à New York, comme en d'autres temps tout pouvait commencer à Venise, Anvers ou Marseille. Je vais souvent à New York, et je descends régulièrement dans le même hôtel, le Barclay's, sur Lexington, à moins que des amis m'invitent à dormir chez eux, quand les soirées ont été trop longues. On m'avait invité à un colloque qui portait sur la dialectique désormais banale de la télévision qui se nourrit du cinéma, et ce faisant le tue. Vampire, vous savez ? Mais aussi, à terme, qui se condamne lui-même. Même en France, je crois, on trouve des gens qui sont sensibles à ce problème. Mon intervention était un peu décalée - je ne puis m'en empêcher, on ne cesse de me le reprocher - puisque j'ai parlé en fait d'entonnoir. Le cinéma qui se nourrit lui-même de la fiction écrite - en fait, vous le savez, ce n'est pas toujours vrai, mais bon - sans parvenir cependant à la tuer, produisant seulement ce que j'ai appelé un effet de rétro-mimétisme, vous voyez, ça veut dire que tous les livres finissent par devenir des scénarios de films, ou des synopsis, en fait c'est très théorique parce qu'en réalité, ce n'est pas toujours le cas.
Le dactylo était efficace, il gardait en moyenne quatre mots de retard sur les paroles de Palerno, mais il avait calé sur « fiction écrite », jetant vers lui un regard coupable, et il avait dû répéter complaisamment « sans parvenir cependant à la tuer ». Et Palerno avait ajouté à l'adresse du dactylo seulement :
– Il serait souhaitable maintenant que vous alliez à la ligne.
Alors, s'efforçant de régler son débit sur la frappe
– Je vous ferai grâce de la teneur exacte des communications qui furent faites lors de ce colloque, mais si vous vous intéressez à la question, un compte rendu vient d'être publié en Français, que je pourrai vous faire tenir. Sachez simplement que, comme il arrive très souvent dans ce genre de réunions, régnait une atmosphère lourde et sombre, comme peuvent en sécréter des gens qui se savent les détenteurs d'un secret, un savoir secret même quand il est dévoilé, qui concerne rien moins ... que le devenir de l'humanité.

En l'occurrence, cela faisait à peu près quatre cents personnes, dont trois cents qui ne venaient qu'épisodiquement prêter l'oreille à tel ou tel orateur. Quand j'ai parlé, je crois que la salle était au complet. Rien de notable durant cette réunion, pas d'évanouissement, pas d'accouchement, pas d'attentat, même pas cette sorte d'agressivité dont savent se rendre capables les intellectuels, non, seulement cette tension recueillie qui m'est très dure à supporter, savez-vous, cela me donne envie de rire. Un deuil sommaire. J'ai fait ma communication le deuxième jour, mais j'étais chargé d'une note conclusive pour le troisième, le jour du Saint-Esprit. Je vous le recommande, si vous avez un jour à vous livrer à ce genre d'exercice, le troisième jour. Et si vous avez à enquêter sur le milieu auquel j'appartiens, ne vous étonnez pas que les colloques durent souvent trois jours. C'est pour laisser au Saint-Esprit l'occasion de prendre la parole.

Le soir du deuxième jour - le moment du Fils, si vous le voulez bien, le moment des attentes et des incertitudes - l'organisateur du colloque donnait une réception dans sa villa, une lointaine banlieue de New York mise en péril par les dépôts d'ordures. On devait m'y conduire, une voiture devait m'attendre au pied de l'hôtel à 19 heures, et cinq minutes avant l'heure du rendez-vous, j'étais dans le salon, je cherchais un fauteuil irréprochable, parfaitement rôdé, aux courbes subtilement accueillantes, parce que le colloque m'avait rompu la colonne : on passe son temps à se pencher en avant pour prêter l'oreille, savez-vous, chaque fois qu'un orateur annonce par une série de signes qu'il va entrer dans le secret du secret, dans son petit parterre réservé du Secret. Sachez aussi, même si c'est un peu hors sujet, que je désespère parfois de cette activité qui est la mienne et dans laquelle il est si souvent nécessaire de se pencher. J'avais eu le loisir d'essayer déjà cinq fauteuils quand deux hommes se sont présentés à la réception pour demander le signor Palerno. Ils étaient incapables de rouler les r.

Ils étaient américains, un peu plus petits que la moyenne de leurs concitoyens, l'air moins mous aussi, mais ils me dépassaient quand même d'une demi-tête avec mon chapeau. Leurs costumes étaient assortis dans des tons céruléens, et ils avaient l'air de braves garçons prêts à s'acquitter au mieux de leur tâche. Ils m'ont encadré jusqu'à leur voiture, et l'un me serrait le bras avec cette sorte de bienveillance qu'on manifeste aux êtres fragiles, vieillards ou valétudinaires à deux doigts de se rompre. La voiture était une Toronado vert bouteille d'un modèle récent. Une fois installé, j'ai vu qu'il y avait un troisième homme dans la voiture, assis à côté de moi. Il tenait un pistolet mitrailleur, vous savez, ce modèle très à la mode, d'allure un peu futuriste, science fiction, laser.

– Un Uzi ?

– Je ne saurais vous le dire, car je ne suis pas très féru d'armement, mais je pense que ça doit être ça : d'une part, vous devez vous y connaître et vous avez pu vous fier à ma description, et d'autre part le nom convient bien. Il eût été impensable par exemple que le nom comporte plus de deux syllabes. Uzi, donc, Uzi c'est bien. Ce comparse, donc s'exprimait dans un Français convenable, mais il attendit avant de parler que la voiture s'insère dans la circulation.

– Que vous a-t-il dit ?

– Ce genre de chose auquel on peut s'attendre quand on tient une arme braquée sur vous.

– Précisément, M. Palerno ?

– Ne pas bouger, rester tranquille, ne pas faire de mal. Je n'avais pas l'intention de m'y arrêter, mais puisque vous en parlez, je dois dire que cela m'a surpris, comme si je rajeunissais d'une vingtaine d'années, pour entrer dans un film où les malfrats n'étaient pas si méchants et savaient encore faire des phrases. Au moment où j'ai vu l'Uzi, une arme si brève en son concept, j'ai tout de suite pensé qu'il n'y aurait pas beaucoup de place accordée aux paroles. Bref, il a dit aussi « seulement voir un négociant », et j'ai passé une partie du voyage à me demander comment cet homme né et élevé dans un bled quelconque de la Corn Belt, pouvait employer un mot qui n'est vraiment usité que dans le sud de la France, et pour désigner un marchand de vins et spiritueux.

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