Pendant tout le trajet, ils n'ont rien dit, ils n'ont fait qu'écouter recto et verso une cassette de Country and Western tonitruante et assez agaçante, complètement déplacée dans le défilé des paysages nocturnes. J'aurais vu plutôt du Chet Baker, sur fond de lampadaire orange en bordure des highways. Cependant, cette cassette m'a fait comprendre que ces types n'étaient pas de la région de New York, qu'ils n'écoutaient rien au présent des paysages, qu'ils essayaient de se raccrocher à leur lointaine ceinture céréalière avec de gros chorus de Country, et notez bien, ce n'était pas pour me rassurer. Je n'ai jamais pu supporter les longs voyages en automobile. Quand nous sommes arrivés, il n'y avait plus de highways et plus de spots orangés, la campagne, une sorte de brume qui se levait par places, et le type à côté de moi a ressorti l'Uzi quand nous sommes arrivés en vue d'une sorte de petit château écossais. Nous avons roulé les derniers cent mètres sur une pelouse complètement imbibée de rosée. Une partie du château était éclairée, et les deux hommes qui étaient venus me chercher à l'hôtel m'ont fait entrer. Un grand hall sombre qui sentait le moisi, lumière de torches électriques.

Ils m'ont emmené dans une salle fortement éclairée où ronflait un gigantesque feu dans une cheminée monumentale. Un homme était assis au coin de l'âtre, un vieillard d'allure souffreteuse, en robe de chambre, et qui semblait perdu dans ses pensées. Un plaid était posé sur ses genoux. Tout son visage était incroyablement rigide, et il bougea seulement les yeux quand j'entrai dans son champ de vision, m'invitant à m'asseoir d'un battement de paupières.

– Le « négociant » ? risqua Anne-Lise Piel.

– Attendez. Nous sommes restés un moment à regarder jouer les flammes jusqu'à ce que l'homme à l'Uzi vînt nous porter des tisanes. Le vieillard se précipita sur sa tasse, et le contact de cette chaleur sembla provoquer comme un décongestionnement de tout son visage. Il laissait tremper sa moustache grise dans la tasse entre chaque gorgée, et m'invitait du regard à boire, boire. De la verveine.

Et quand sa tasse fut vidée :
M. Palern', c'est bien comme ça que vous vous appelez, M. Palern' - et sans me laisser le temps de le faire rectifier - j'aimerais vous voir travailler pour moi.
Il articulait mal, il semblait dans sa bouche abriter le ressac de nombreux vieux galets.
– ... travailler pour moi. Je sais pourquoi vous êtes à New York, je sais ce vous avez dit dans la salle de conférence du Plaza, je sais que vous êtes chargé d'une note conclusive pour demain. Je ne sais pas précisément ce que vous allez dire, mais je vous demande instamment de ne pas le dire. Vous taire, ouvertement. Pas seulement devenir aphone, réellement ne rien dire. Et que ça se sache. Que vous n'allez pas parler demain. Travailler pour moi.

– Me permettrez-vous de vous demander ... ce que vous faites ? en quoi mon silence pourrait vous être tellement utile. Votre secteur d'activité ? ...

Quant au fond, cela m'était profondément égal, je me souciais seulement de savoir ce que pouvait bien signifier un « négociant » dans les traductions approximatives d'un cow boy du Middle West.
– Je vous sais gré de ne pas me demander mon nom, qui, de toute façon, ne vous dirait rien. Le secteur, c'est l'armement, la guerre, tout ce qui tourne autour de la guerre quand il n'y a pas de guerre, et qui se vend, les renseignements, les drogues distribuées au bon moment, composants électroniques, câbles, toutes ces choses. Rien que de très légal, rassurez-vous, au moins en apparence, et on m'a dit que vous y étiez très sensible.
En fait, le cow-boy avait voulu dire « trafiquant ».
– Et ... pouvez-vous me dire comment j'interviendrais dans ces trafics ?

– M. Palern', on m'avait dit que votre intelligence était brillante, tournait vite, je croyais que vous comprendriez plus rapidement. Comprenez qu'il est vital, si vous acceptez votre travail, de me comprendre à demi-mot. Votre travail : vous taire. Salaire : la fortune, et une villa dans les Everglades.

Et se penchant vers moi, sur le ton de la confidence :
– Vous savez que c'est une des trois régions du secteur américain qui serait épargnée en cas d'alerte atomique généralisée ?
Il me laissa apprécier cette dernière information, puis :
– Nous vous avons même préparé deux plans de carrière - vous me comprenez ? - vous choisirez sans contrainte, mais mon secrétaire vous en parlera mieux que moi.
Et il se saisit de la tasse de tisane à laquelle je n'avais pas touché, et où il trempa aussitôt ses moustaches, sans cesser de me fixer dans les yeux. Le secrétaire arriva aussitôt, il s'assit dans le troisième fauteuil face à la cheminée. Il portait un attaché-case, qu'il ouvrit sur ses genoux.
– Monsieur Palerno, voici de quoi il s'agit. On vous a sans doute déjà expliqué la situation ? On vous a parlé de vos deux carrières ? Non ? C'est très simple. La première, vous vivrez dans un cadre envié, serein, ou vous pourrez en silence parfaire votre karma, ou entamer une nouvelle vie. L'autre possibilité, vous poursuivez vos travaux, vos communications internationales, mais en les ... infléchissant. Vous comprenez, à partir du même matériel idéologique, on peut dire « noir », ou « blanc ». On peut dire seulement « noir de Mars », seulement « blanc de Titane ». Mais ce que nous voulons, c'est que vous fassiez la démonstration, et suffisamment convaincante, du « noir et blanc ». C'est ce que nous voulons. Je me fais peut-être mal comprendre, mais un spécialiste a justement traité ce problème à propos de votre article « Ali aîné, Allah manque » sur la structuration du comportement par les médias, vous voyez ? Quelques mots changés par-ci par-là, et le tour est joué, avec la même matière idéologique. On parle de la même chose, les mêmes mots, et tout le sens change ? Mais je ne vous apprends sans doute rien ? ...
Le vieillard le coupa.
– Vous avez déjà vu une ruche, M. Palern' ? J'ai passé quelque temps à les observer. Beaucoup d'activité, beaucoup d'industrie, une organisation sans faille, et, comment dites-vous ? « maestrie », c'est ça, non ? Et parfois une guêpe, attirée par l'odeur du miel, vient sur le seuil. Parfois, elle entre. Inconscience. Agressivité trop sûre d'elle-même. Elle entre. Seule contre des milliers.

– Quarante mille, précisa le secrétaire.

– Peut-être. Vous êtes la guêpe sur le seuil de la ruche, M. Palern'. Vous n'avez aucune chance. Vous représentez un risque minime, infime, mais je traite le risque, et je vous demande de travailler pour moi.

– Comme un sponsoring, mais anonyme, si vous voulez.

C'était le secrétaire qui essayait de me rassurer, mais j'éprouvais quelque peine à m'imaginer en conférence, muet, avec un maillot bariolé sur le dos.
– Et si je refuse ?

– Nous avons préféré ne pas en envisager la possibilité, M. Palerno, mais nous n'attendons pas nécessairement une réponse immédiate. Nous allons vous raccompagner, vous vous excuserez pour votre absence à la soirée de M. Devon, ce soir. Vous réfléchirez, et peut-être demain ne ferez-vous pas votre intervention. Dans ce cas, nous reprendrons contact. Et vous pourrez commencer à réfléchir sérieusement à votre carrière.

– Si je parle ?

– Nous ne nous reverrons sans doute pas. Vous redevenez une guêpe. Une proie livrée au hasard des rencontres, fastes ou néfastes, sous une apparence faussement flatteuse de free-lance. Fragile.

– Figurez-vous que je n'ai pas tellement envie d'accepter. Me taire ne me poserait pas d'insurmontables problèmes, surtout demain, parce que je ne sais pas encore ce que je vais dire. Non, ce qui me chiffonne, c'est que je ne saisis pas vraiment pourquoi je dois me taire. Vous devez savoir que c'est notre vice, cette sorte de gens dont je suis, vouloir comprendre. Vous avez parlé d'un risque que vous jugiez dérisoire, et que vous vous sentez prêt à assumer. Vous devez vous douter que si demain je me taisais, vingt, trente autres seraient prêts à prendre la parole. Peut-être pas aussi bien, mais ils n'attendent que ça. Vous aviez un émissaire au Plaza, à ce que j'ai cru comprendre ? Vous comptez employer tant de monde ?

– Il va de soi, M. Palerno, que nous préférerions vous voir choisir la deuxième carrière : le chercheur assagi. Vous occupez, dans ce qu'on pourrait appeler ... notre stratégie d'ensemble, une place que nous ne souhaitons pas vous voir abandonner. Vous êtes utile là où vous êtes, M. Palerno. Et puis, nous pensons que cela vous conviendrait mieux : vous êtes encore jeune, actif, dynamique. Cela pourrait vous poser peut-être quelques problèmes, au début, mais tout serait basiquement plus simple.

– J'aimerais dans ce cas que vous entriez dans le détail de mes émoluments. Étant bien entendu que, quelle que soit votre proposition, je demanderai le double.

– Un million de dollars, que vous gérez à votre guise, et une propriété isolée dans les Everglades, ou bien aux Bahamas, mais je vous recommande les Everglades. Nous pourrions un jour y être voisins.

– Entendu, donc, pour deux millions de dollars, et les deux propriétés. Si vous y tenez, je ne ferai des Bahamas qu'une résidence secondaire.

Les deux hommes se consultèrent alors du regard. On pouvait voir chez le secrétaire cette sorte de joie qui transparaît au visage d'un businessman quand il estime avoir rondement mené son affaire. Un pli d'agacement à la lèvre du vieillard s'effaça quand il reprit la parole :
– Vous avez de mauvaises manières, M. Palern' ! Mon offre est ferme, c'est un million de dollars, et les Everglades. N'oubliez pas que le risque que vous représentez est infime. Libre à vous de refuser.
 

C'est ce moment que j'ai choisi pour prendre congé.

Suite ...