Dans la cour de la Sorbonne, les lumières étaient rasantes, frôlaient les parois et la pierre, boudaient les parcours dévolus aux déambulations. Des gens fumaient des cigarettes sur le gravillon. Le balancement de leurs pieds dans l'ombre. Derrière les fumées volées, un spot éclairait le panneau: |
Bienvenue à la troisième conférence mondiale intermédiale Programme de la journée: |
– 9h3O : TVHD: matière de l'expression, par
François Laïc
– 11h : Sitcom: Technique et enjeux d'une mondialisation de l'image, par Tullio Freschinelli – 13h : Médiacratie, les risques d'un calembour, par Antoine Gallot – 15h30: Pour une économie de la parcimonie, par M. L. |
Ça avait l'air interminable, et déjà réprimant un bâillement rieur, son attention s'affaissa cinq heures plus bas : |
– 20h30: Le medium est le message, une mise au point, par Edward Fraight – 22h : Qu'aurais-je encore à vous dire ?, par R. Palerno |
L'amphithéâtre était tiède et plus qu'aux deux tiers rempli de mines attentives et fraîches, plutôt féminines. Edward Fraight parlait déjà. C'était sûrement le tout début de son intervention, car il invoquait le Hasard comme une allégorie sombre qui avait singulièrement mal placé sa contribution, en avant dernière position dans la journée - mais en vedette américaine de Palerno, non ? - alors que la simple logique aurait voulu qu'elle intervienne au premier rang, et même... (Edward Fraight se tourne à gauche, scrute son auditoire puis se tourne à droite... il va les défier, tous) avant tout le reste, comme exergue ou prolégomène. Il risqua alors une plaisanterie pour happy few, priant le public de disjoindre momentanément le medium et le message, de faire comme si son propos, par quelque occulte intervention, pouvait devenir le premier chapitre - exergue ou prolégomène - de l'espèce de livre que serait cette journée. Il recueillit le bruissement rapide de quelques sourires, mais quelqu'un glapit dans le dos de Palerno, et plusieurs regards le fixèrent avec un air de reproche, le croyant coupable de cette insolence. Il soutint les regards de ces conformistes, et s'amusa de la frustration du faraud derrière lui, responsable du glapissement, à qui échappait le bénéfice de l'outrage; ou du soulagement du pleutre, dans son dos, à qui ce glapissement avait malheureusement échappé. Quand les regards crurent avoir assez rendu justice, ils se détournèrent. Palerno glissa alors une main dans son cartable et enclencha le magnétophone, puis il jeta un coup d'oeil à ses chaussures. Un léger voile d'humidité avait ombré leurs extrémités. Il en sentit l'agression timide derrière ses chaussettes. |
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1)
on comprend mal
2) on ne comprend plus 3) on fait des contresens sur la phrase de Mac Luhan, le célèbre "Medium is message". |
Palerno craignait que sa vedette américaine n'endormît le public, à entonner pareille rengaine, mais une disponibilité polie, un peu tendue, se lisait partout sur les visages. Edward Fraight avait le regard clair et quelque chose dans sa coiffure évoquait le mouton. Il développait devant un auditoire éberlué la genèse du contresens. |
– ... à telle enseigne que quand, aujourd'hui, on prononce cette phrase "le medium est le message" (Edward pivote à droite, à gauche, s'assure que tout le monde a noté: le medium est le message, en Français dans le texte), la réalité à laquelle renvoit le mot "medium", est pour beaucoup, aujourd'hui, la télévision, et le message, c'est tout ce que diffuse la télévision, des émissions pour la plupart d'une qualité discutable. Non ? (petit sourire). C'est mauvais, c'est ennuyeux, parce que le medium télévisuel n'est à même de secréter que cela, ennui et médiocrité. Et certains se sont empressés d'ajouter que le message, véhiculé par son medium, avait rejoint son concept, sphincter et caca, a même osé un spécialiste célèbre. Et voilà ce qu'est devenue la phrase de Mac Luhan." |
Il eut le geste conclusif du prestidigitateur satisfait. Le public était coi, et comme enchanté par cette histoire de vérité.
–"... et certains s'engagent - un peu vite à mon avis - à faire la démonstration que la plus pure des merveilles cinématographiques, soumise au filtre cathodique, ne sera rien d'autre qu'un déchet parmi tous les déchets écoulés sur les ondes hertziennes. Eh bien, Mac Luhan n'a jamais, jamais voulu dire cela. Et même, il a voulu dire justement ... le contraire. C'est ce que je vais maintenant vous montrer." |
Douche froide.
Dénoncer le mensonge ne suffisait pas, il fallait rétablir la vérité, ce qu'entreprit Edward en un exposé fastidieux: LA VRAIE PENSÉE DE MAC LUHAN. Il apparut très vite à tous que c'était une sorte de théorie sur nos sens, et leurs perceptions. À un moment, sur un ton pathétique, M. Fraight pria l'assemblée de ne plus faire ce contresens sur le medium et le message, et on pouvait s'attendre à voir quelques briquets illuminer le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Fraight faisait partie de ces hommes que Palerno ne pouvait se décider à comprendre. Leur démarche, bien sûr, car en ce qui concernait la matière même de son propos, Edward Fraight n'était que trop clair. Palerno avait fait l'effort d'arriver en avance, bien avant l'heure de sa propre contribution, parce qu'il s'était mépris sur le sens de cette intervention. Le contresens sur Mac Luhan lui semblait un fait acquis; pourquoi vouloir revenir là-dessus et changer le cours de l'histoire, alors même que l'histoire reste la seule à qui se fier quand il lui prend de tordre une pensée ? Où diable ce Fraight voulait-il en venir à rétablir une vérité fausse ? Palerno avait cru à un développement moderne, indirect et d'allure un peu creuse, dans le registre: le medium n'a à dire que lui-même, il est ce qu'il a de plus intéressant à déclarer, son narcissisme est son message résolutif. Message is medium is message ! Voyez comment toutes les crises du PAF alimentent les gazettes du PAF ! En lieu et place de quoi, Fraight avait assommé son public avec une analyse comparative et brouillonne des percepts, des mérites relatifs de la vue et de l'ouïe, toute l'authentique salade de Mac Luhan qui n'intéresse plus personne. Non. Quand même, Palerno devait l'admettre, beaucoup avaient pris le conférencier très au sérieux. Il avait surpris dans le public des visages scrupuleux qui se désolaient projectivement d'avoir à alourdir exposés et articles de précautions oratoires à n'en plus finir pour remettre les choses d'aplomb, et les gens dans le droit chemin. Pour aller à l'encontre d'une opinion désormais acquise ... Mais revenons sur ce que l'on croit être la pensée de Mac Luhan ... Mac Luhan, qui est avant tout l'auteur d'une théorie sur les perceptions ... De la captatio benevolentiae à n'en plus finir, pour pas grand chose, au fond. Palerno regarda sa montre. Edward Fraight, inutilement disert, avait pris du retard. |
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Et puis quelque chose claqua, comme un pupitre en colère, une porte ouverte fut enfoncée et une horde surgit: il s'ensuivit un grand désordre. |
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