Hey hey babe, I got news for you. !
Big Bill Broonzy


 

 

Maintenant encore, je crois que c'est là que tout a basculé. J'aurais pu résister, vitupérer, m'indigner. Je me suis contenté de protester, plutôt mollement, comme pour minimiser mon rôle, mais tout en l'admettant, tout en reconnaissant que j'avais bien, en effet joué un rôle. J'ai parlé d'infiltration, de réseau, de documents secrets et des moyens utilisés pour les transmettre. Je commençais à m'échauffer le bourrichon, à accumuler les détails très vraisemblables et les anecdotes croustillantes - tout ça, c'étaient des souvenirs d'un brouillon de maîtrise que m'avait soumis un étudiant qui travaillait sur les genres mineurs - puis j'ai vu les trois hommes qui m'interrogeaient échanger des regards désabusés, découragés presque. Ils m'ont laissé encore parler un peu, ils ont laissé mon histoire se dégonfler toute seule, toute déballonnée d'être ainsi exposée à un public si réticent. Et puis l'un d'eux s'est levé, et il a dit : ce n'est pas à cela que nous nous intéressons. Et ils sont partis. Je suis resté quelques minutes tout seul dans la pièce, confronté à mes souvenirs d'emprunt. Dehors, la nuit devait commencer à tomber. J'étais en train de chercher une péripétie valable quand une infirmière est venue me chercher.

On m'a laissé tranquille quelques jours, le temps de reconstruire une histoire, parfaire mon identité, et me refaire, puis des hommes sont venus me trouver. Ce n'était pas les mêmes, ce n'était pas non plus la même pièce. Eux n'ont rien cherché à connaître de mon rôle. Ils ne m'ont pas parlé, seulement quelques jurons sous l'effort qu'ils mettaient à frapper. Ça a commencé de façon horrible. Au moment où j'allais m'asseoir, l'un de ces hommes a fait le geste de m'avancer une chaise, et il l'a finalement tirée. Je me suis retrouvé par terre, sans haine vraiment encore, déconcerté seulement, surpris, bêtement surpris, et un autre m'a tendu la main comme pour me relever. En fait, c'était seulement pour faire en sorte que sa force aidée de mon poids contribue à écraser mon visage sur son genou.

 


 

Comme il l'avait déjà fait à plusieurs reprises, Mi frotta doucement ses paupières, examina le bout de ses doigts ensuite, y cherchant on ne sait quoi. Et alors qu'il s'apprêtait à entamer une nouvelle séquence de son récit, réactivant de ses santiags des guillemets oubliés, l'attention de Palerno fut dispersée par la pression d'une main sur son épaule, et il reconnut cette pression. Comme il levait la tête pour sourire, Renée recula et disparut.

Il fit mine de chercher un paquet de cigarettes dans sa veste, et en sortit une petite boîte, un magnétophone miniaturisé avec déclenchement au son de la voix, système auto-reverse, Dolby B, et 65 minutes de voix parfaitement exemptes de souffle, prétendait la notice. Émily-Lou le lui avait offert à la date qu'elle supposait celle de son anniversaire. Parce que tu n'es jamais né, Palerno ? se moquait-elle quand il prétendait ignorer sa date de naissance, voyant là une coquetterie et un mystère parmi tellement d'autres d'une vraisemblance douteuse, comme rentrer régulièrement à point d'heure, ou s'absenter de longues semaines sans donner de nouvelles ni laisser de traces, quand on est un simple universitaire polémiste ! Mais ignorer sa date de naissance, plus encore que s'absenter de longs jours sans justifier l'emploi de tout ce temps, voilà qui lui paraissait douloureusement improbable. Et moins encore le fait de n'être jamais né, ou de n'avoir pas de naissance légale, que de passer une vie, toute une vie sans anniversaires. Pourtant, le fait était authentique, Palerno n'avait pas de date de naissance, un affreux concours de circonstances l'avait fait oublier de tous ceux qui auraient pu se souvenir : un bateau qui fait naufrage, les cris des passagers, le désordre de la survie, et jusqu'à la mort même des témoins de premier plan, pour mieux forclore l'événement.
Ailleurs
Mi parlait, toute l'attention concentrée sur lui, de la pointe de ses santiags à la mèche noire qui commençait à barrer son œil gauche. Palerno fixa l'enregistreur piégé sous sa chaise. Au moment où il se levait, il croisa seulement le regard de Franck Odde dont le visage avait encore noirci, et qui boudait. Vexé que le simple récit d'un disparu ait pu détourner la soirée de son cours ; qu'un récit suffise à distraire toute l'assemblée du Complot, dessinait à ses lèvres un pli d'amertume. Mais quand Palerno se leva, il parut surpris, puis choqué que l'on puisse ainsi quitter un récit en cours, manifester un tel mépris pour le sort de Mi, et pour la Narration en général.

Et c'était vrai, ils semblaient tous avoir oublié les complots, tous se laissaient bercer par la belle histoire de Mi, attendant peut-être d'y voir comme par miracle se raccorder leurs scénarios, des complots inventés par des esprits faibles en mal d'explications faciles pour les si nombreuses fissures du monde contemporain, avec des agents clairement désignés, et des responsables promis au châtiment. Palerno fit le tour des visages, et reconnut sur les lèvres impatientes du promoteur du PPDG, le désir d'interrompre Mi sans cesse et de poursuivre l'histoire à sa place.

Il s'éloigna du cercle et se dirigea vers le grand escalier qui menait aux chambres.

La porte était ouverte, il n'y avait pas de lumière, mais le bruissement sauvage d'un châtaignier dont les branches épaisses frottaient les vitres, et qui parfois faisait irruption dans la pièce, toute une branche.

– C'est toi, Palerno, bien sûr, c'est toi.
Renée était assise en tailleur, le dos appuyé contre son lit, et regardant la fenêtre, les mouvements des frondaisons derrière les volets pas complètement fermés, le bas de sa robe complètement relevée, impudique comme une petite fille, et ses yeux luisants dans le noir. Il s'assit face à elle, toucha du dos de son index le slip très clair, tache de lumière comme l'oreiller jeté sur le lit.
– Alors ? Suite ...