C'mon everybody !
E. Cochran


 

Palerno passa les premières heures de la soirée à s'ennuyer. Les gens qu'Elmer avait invités n'étaient pas au mieux de leur forme, ils n'arrivaient pas à habiter la maison, comme si tous, pensait Palerno, étaient encore chez eux, comme si une part d'eux-mêmes était restée blottie dans leur lointain cocon.

Ça ne ressemble à rien, songeait Palerno. Tous ces gens qu'Elmer avait invités rôdaient autour du chaos avec une effrayante désinvolture, –  comme s'ils étaient déjà morts, s'inquiéta-t-il –  et la soirée commençait à râler d'agonie par overdose de Différence.

Il s'ouvrit de ce souci à Elmer qui parut ne pas l'entendre, qui parut ne pas le comprendre, le tira par la manche, et lui demanda à voix chuchotée mais claire ce que Renée semblait connaître des jumelles.

– Renée ne sait rien. Rien de précis encore. A moins qu'elle cache son jeu. Je ne sais pas. Je ne lui ai rien dit.
Et en effet, Palerno n'avait encore rien dit à Renée parce qu'il ne l'avait pas vue, pas encore vue seule, et il n'avait nullement l'intention de ne rien lui dire ; même l'amitié qu'il portait à Elmer ne pourrait le pousser à ces sortes de cachotteries. Palerno travaille avec Elmer à l'Institut, c'est un collègue qu'il croise sans déplaisir dans les couloirs étroits de cette bâtisse de la fin du siècle dernier, force briques et fenêtres hautes, construite alors qu'il arrivait aux hommes de croire que l'Instruction sauverait le monde, à tout le moins, l'humanité.

On avait réparti des plantes vertes et parfois grasses dans les angles nombreux de l'appartement, et à neuf heures, dans beaucoup de ces bacs, la noirceur lumineuse du terreau était maculée de cendres grises. Palerno était arrivé très en avance, il voulait voir Renée, multiplier les chances de la voir seule, n'avait finalement trouvé que des cendriers, empilés à la diable dans une des armoires de la chambre d'Elmer. Et voilà comment le terreau sombre stupidement vire au gris !

La chambre d'Elmer ... cela fait deux mois qu'Elmer et Renée font chambre à part, depuis qu' il s'est laissé séduire par des étudiantes de IIIème cycle. Ce n'est pas la première fois que cela lui arrive, et Palerno sait que Renée jusqu'alors y trouvait son compte, aussi bien du point de vue de l'économie narcissique de leur couple, que d'un strict point de vue érotique. Renée lui avait confié que les jeunes maîtresses de passage leur avaient toujours été de bénéfiques puits à phantasmes.

Palerno croyait aussi que Renée éprouvait une sorte de contentement à pardonner à Elmer ses frasques.

D'autres professeurs de l'Institut étaient arrivés tôt dans la soirée, suivant un protocole finement stratifié, les grades et emplois respectifs autorisant des écarts de ponctualité réglés dans une fourchette comprise entre cinq et trente minutes après l'heure officiellement inscrite sur le billet d'invitation. Palerno était arrivé en avance sous le prétexte d'aider ses hôtes, et aussi parce qu'il avait à faire dans leur maison. Et qu'il pût y avoir un rapport entre la maison d'Elmer et le Siège Périlleux d'une gare désaffectée l'amusait au plus haut point. Quand ils n'étaient pas professeurs, les invités d'Elmer gravitaient dans les mondes de l'édition, du journalisme, de la publicité et d'autres activités humaines toujours sur les marches du secteur productif. Chaque fois qu'Elmer leur présentait Palerno, une sorte de berlue affectait les visages, dans les yeux, premiers à se ressaisir, la bouche encore bée. Comment, c'est Palerno ? Il existe vraiment ? Palerno se trouve à une soirée où je suis moi-même convié ! Moi, le commensal de Palerno ? C'est à n'y pas croire !

Quant aux professeurs de l'Institut, ils ne le connaissaient que trop, nourrissant à son égard des opinions assez peu flatteuses, d'une grande variété cependant, miroir des richesses de l'Institut et de ses enseignements. Quelques-uns interprétaient son travail sur la télévision comme une sorte d'investissement à long terme, un peu comme s'il avait fait de l'entrisme, avec la perspective d'une juteuse plus-value médiatique à venir. Les historiens de la littérature l'aimaient bien, seulement à cause de son chapeau mou, croyait-il, mais s'indignaient que l'on tue ainsi son temps à critiquer les mass-media –  juste cause cependant, ce croi ge – estimant que le problème ne pouvait trouver un règlement adéquat que dans l'abstinence télévisuelle (ils n'achètent pas la télévision, ce que leur reprochent avec des raisons diversement fondées les professeurs de Sciences et de Science économique, ainsi que leurs propres enfants).

Parmi les gens qu'il croise dans les couloirs ou à la cafétéria, il sait que beaucoup le regardent avec l'œil que porterait le leader d'une association humanitaire luttant pied à pied contre la famine en Afrique sur un membre ... de la S.P.A. Ils ne manquent pas de lui rappeler que les media –  à leur sens –   ne méritent pas les reproches qu'on leur fait, ou bien que le monde regorge d'autres objets infiniment plus répréhensibles, le crime organisé, la drogue, le trafic d'organes et d'armes, que sais-je ? Mais Palerno ne peut s'empêcher de se sentir touché qu'on le considère ainsi comme une sorte de Robin des Bois universitaire, aux prises avec une fanfreluche qu'il prend au moins pour l'une des pompes de Satan, animé du désir de viser au plus juste et de régler son compte au plus scandaleux, même si au bout du compte il se fourvoie, et qu'ils tournent en dérision sa geste, eux qui s'occupent du vocabulaire de base des enfants de dix ans, ou du rôle de la lune dans le fonctionnement du pouvoir chez certaines tribus, rôle que personne ne pourra jamais reprocher à Palerno lui-même, d'avoir négligé.

Les professeurs les plus sérieux, ceux qui publient le plus – après lui, bien sûr – le prennent pour un doux folingue qui joue un double jeu, la partie double correspondant à une sorte d'arrivisme mystérieux dont ils ne parviennent à cerner l'objet (la direction de l'Institut ? la création d'un département de médiologie ? l'achat d'une résidence à la campagne ou d'un coupé Mercedes ? ) Tout fantasme dissipé, et le directeur de l'Institut le sait – fin politique, ce directeur – il se trouve qu'il arrive à Palerno de faire de l'ombre à ses collègues, mais que –  tout bien pesé – l'Institut profite de son renom international. Tous ces scandales que Palerno provoque, ces polémiques.

Table des matières
Quelques étudiants, non sans arrière-pensées perverses, lui ont fait part des rumeurs qui circulent à son sujet, et par exemple qu'il est un imposteur, qu'il n'a pas les titres requis pour enseigner à l'Institut (et en effet, il n'est pas requis de titre particulier pour parler des media), qu'on l'a placé à l'Institut comme un objet excentrique et douteux, qu'il a été titularisé par erreur, à la suite d'un bogue informatique lié à son absence de prénom (« c'est une erreur, je me prénomme Raf, Raffaele Palerno »), qu'il est un indicateur des Renseignements généraux, et peut-être même une taupe de la D.G.S.E.

Bien sûr, quoi de plus normal qu'un professore au chapeau mou excite l'envie, attise l'intrigue, exacerbe la médisance ? mais cela l'amuse parfois de penser que tous ces malentendus avec ses collègues n'ont pas d'autre cause – outre le chapeau mou – qu'une fortuite maladresse mondaine : dans les rencontres banales de l'Institut, où l'on échange les formules de politesse, Palerno n'arrive jamais à être le premier à s'enquérir de l'avancement des travaux de celui ou de celle qui l'aborde. Mélange d'indifférence et de désinvolture pour le code, de désintérêt parfois pour les recherches en question. Ses collègues savent toujours fort à propos lui demander, « Allora, Palerno, où en sont vos recherches ? » ou bien « Que vouliez-vous dire en parlant de transversale de déconstruction ? » Dans ce type d'échange, Palerno ne répond que par stratégie, et ses paroles ne consistent qu'en de longs développements ennuyeux, et, selon la consistance des interlocuteurs, tantôt abscons et confus, tantôt parés de cette brillance universitaire des articles de revues spécialisées. Parfois aussi, ce sont de longs silences coupés de bruits de gorge, ou des esquives humoristiques. Ces réponses tactiques laissent toujours ses interlocuteurs sans voix, en proie au malaise, si bien qu'il oublie d'assumer la dimension simplement sociale de cet échange, ranimer la conversation éteinte, en leur demandant où en est leur thèse, ou ce fameux article, dont il n'ouit jamais nouvelle. Ce que ses collègues prennent pour une sorte d'égocentrisme maladif, ou pour une impolitesse qui sied mal à son âge autant qu'aux fonctions qu'il occupe – et d'autant plus inconvenante – est lié à un simple problème de dissymétrie relationnelle. C'est Elmer qui le lui a révélé. Non au sens où Elmer aurait produit cette théorie (les théories l'insupportent, Elmer fuit toutes les généralisations), mais parce qu'Elmer, avec qui il lui arrive d'échanger des propos sur un mode non stratégique – c'est à dire en lui donnant les réponses que, dans une certaine mesure, Elmer attend de lui – Elmer ne lui a jamais rien demandé sur l'état d'avancement de ses recherches.

Elmer n'adresse pas la parole aux gens de l'Institut, et pour se faire pardonner, il donne de temps en temps de ces réceptions fastueuses pour prendre la parole, écouter, converser. Il arrive souvent à Palerno de croire que ce pourrait être lui, Elmer, la fameuse taupe des Renseignements Généraux. Il organise des réceptions dans sa maison qui est sans proportion avec le revenu probable d'un chercheur de l'Institut. Il a hérité cette demeure (ou bien il l'a acquise à la faveur d'un chantage, ou d'une autre exaction) toute cernée de charmilles où rôdent les hérissons par les soirées chaudes de juillet, où les rires claquent dans le soir quand les fenêtres sont ouvertes, et où le gravillon crisse en nuances, sous les pas désordonnés – trop d'épaisseur sous les semelles, on finit toujours par se tordre les pieds dans la grève d'Elmer – crisse sous les pneumatiques de voitures silencieuses, roulant au ralenti.

Elmer s'est laissé une fois de plus séduire par des étudiantes et la crise est survenue alors que ni Elmer, ni Renée ne la croyaient plus possible, quand il s'est entiché – Renée emploie ce mot, entiché – de deux jumelles. La liaison remonte à deux mois et demi, et Elmer y trouve un contentement à l'épreuve de tout le mal que sécrète ce monde, pendant que Renée se délite et se défait, n'en revient pas qu'il ait osé exploiter semblable filon fantasmagorique. D'après Renée, Elmer ne rentre plus à la maison que comme une ombre, une ombre pleine et sereine, un être vide qu'il est vain de chercher à contenter. Elle ne lui avait pas dissimulé sa crainte –   mais c'était au téléphone, avant-hier –  qu'Elmer, à la suite d'un infâme chantage, ait été contraint d'inviter ces doubles filles à la soirée.

– Cela ne me paraît pas vraisemblable.

– Tu les connais ? Tu les as vues ?

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