Ici voi ge l'accommençaille des granz hardemenz
et l'achoison des proeces;
ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles.
Galaad

 

 

– Des homozygotes ... Je pourrai t'en parler ... dans deux jours.

En fait, ce ne peut pas être pour se faire pardonner, qu'Elmer invite les membres de l'Institut, car Elmer est incapable d'imaginer qu'il soit besoin de se faire pardonner pour son silence, sa discrétion, ou son indifférence. Palerno le soupçonne de donner ce genre de sauteries pour disposer à bon compte de figurants en nombre, et peupler sa maison, la rétablir dans sa proportion vitale et faire éclater les rires en quantité derrière les fenêtres, faire crisser le gravillon sous les pas mal assurés. À ce jour, personne, et pour des raisons déjà évoquées, ne sait quel est l'objet des recherches d'Elmer. Sa bibliothèque comporte plus de livres que toutes celles des membres de l'Institut réunis. On pense que cela tourne autour de la littérature, du Projet Littéraire peut-être, ou bien, la lecture, les théories de la réception, non ? Palerno a cru comprendre, à la faveur de bribes et de babils parcimonieux, de phrases détournées et de discours biaisés, qu'il ambitionne - si tant est qu'il puisse paraître sensé d'employer un tel mot à propos d'Elmer - de vouloir reproduire la littérature dans son entier, de la recopier, dans sa lettre et sans esprit, comme un scribe ou un moine du temps jadis, faire l'expérience d'une littérature tout entière sortie d'une seule main. Il sait aussi qu'Elmer n'a rien entrepris encore, qu'il se débat dans un problème de corpus, "le corpus est essentiellement mon problème'', dit-il souvent. Palerno sait qu'Elmer a fait les démarches pour que l'Institut puisse investir dans une déchiqueteuse.

À onze heures, mais quelques minutes avant déjà c'était la même chose, il ne fut plus possible de discerner les Amateurs de jazz-rock des Contempteurs du salé, ni les Ironistes de Gauche des Nasaliseurs forcenés. Les auras agressives et revendicatrices s'étaient dissipées, ou unifiées en une sorte de brouillard tendre où résonnaient enfin les claquements des rires et les crissements du gravillon grassement régalé. Après la dispersion des subjectivités, étourdissante et stérile, l'assemblée se fractionna encore, s'organisa selon un nouveau partage qui ne passait plus ni par les goûts, ni par les tendances politiques. Il s'agissait d'une partition beaucoup plus simple et claire, qui ne compromettait en rien l'espèce de chant qui faisait vibrer la demeure d'Elmer, c'était la partition fluide des Circulateurs et des Fixes.

Au début de la soirée, il n'y avait que des Circulateurs, lancés dans toutes sortes de trajectoires, traçant des lignes désordonnées et souvent obscures, brisées, projetés dans des quêtes très courtes, avec des objectifs qui pouvaient aller du verre plein aux contradicteurs acerbes, aux sourires jolis et frais. Comme un mouvement de valse, les nombreux mouvements de valses asynchrones, pieds ouverts et talons joints, virevolte et pivot. Cette valse avait fini par épuiser les différences et noyer les singularités, dans un mouvement qui avait tout emporté dans le rythme plein de la maison d'Elmer.

Quelques Circulateurs attardés exécutaient maintenant un paisible paso doble sur lequel s'exagéraient les sourires et les éclats de voix. Les Fixes étaient arrivés à s'asseoir, échoués par le flux centripète, et ils s'étaient agglutinés par petits groupes, progressivement resserrés en une sorte de rosace avec dans ses angles des parleurs tristes. Ceux-là ne consommaient plus rien, riaient rarement, et ne faisaient plus rien crisser, épuisés par les tours de valse. Ils n'étaient qu'ouïe.

Elmer l'avait prévenu qu'il ne serait pas question ce soir d'autre chose que du Complot, comme il l'aurait averti de la présence de jolies femmes.

À plusieurs reprises déjà, Renée avait essayé d'enlever Palerno, de lui parler, et surtout de le faire parler, mais ils furent à chaque fois troublés par d'invraisemblables importuns qui n'avaient cure de la gémellité, sous quelque aspect que ce fût. De toute façon, Palerno n'avait pas encore envie de prendre la parole.

Dans la rosace, quelques hâbleurs aux regards naïfs avaient déjà essayé de lancer des conversations, produisant des récits entrelardés d'universalité, d'exemplarité quelque part, bref, des récits qu'ils croyaient propices à la glose et propres à susciter la remarque brillante, la pointe acérée, ressort, catapulte. Personne cependant, hormis le Narrateur occasionnel, ne se sentait particulièrement à l'aise avec ces anecdotes, tant tous dans le cercle sentaient quel type de commentaires était attendu, comme gravé en creux, horriblement lisible dans le tissu même de sa narration. Résultat, personne n'avait plus rien envie de commenter, les récits s'enchaînaient au rythme des associations d'idées dans le cerveau d'un surréaliste, et Palerno, voyant ce naufrage des conversations, éprouva un moment la tentation d'y aller de son anecdote en racontant la visite qui l'avait mené dans un magasin de bureautique, pour illustrer l'essentielle inadaptation de l'intellectuel, même moderne - mais cela a-t-il un sens, I mean « un intellectuel moderne » ? - au silicium et à la haille technologie. Quel hurluberluesque niais aurait osé prendre cette parole ?

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