– Hé, il n'y aurait pas un psychanalyste qui pourrait nous raconter sa vision du Complot, aussi !

– Un horloger ! L'horaire d'été ...

– Un juge !

– Un membre de la cour des comptes !

– Un membre d'action caritative !

– Du Rotary !

– Du Lion's !

– Et un pompiste en secteur rural ?

– Un banquier !

– Quelle image un cordonnier peut-il se faire des lacs du Complot ?

Cette dernière suggestion, que Palerno fut seul à comprendre et dont il fut l'auteur, figea les effusions, et jeta comme un froid. Celui qui avait lancé l'idée du Complot dans l'enseignement avait eu son heure de gloire parce qu'il avait été l'initiateur de la grève par le congé maladie. Il était habituellement intarissable sur le Complot qui planait au dessus de l'Éducation nationale, et même internationale si l'on voulait. Il était assuré de l'existence de ce Complot, menaçant tous ceux qui l'accusaient de paranoïa, d'exposer sa main à la flamme, littéralement incendier sa main, comme un bonze, si ce Complot n'existait pas. Sa force de conviction était grande. S'adressant à des personnes sensibles, il n'avait jamais eu à passer à l'acte, se contentant d'assommer ses interlocuteurs de décrets et de lois référencées, et de donner des arguments somme toute assez raisonnables. Tout son problème et ses doutes se concentraient dans la détermination et l'interprétation des forces. Qui, quelle force, quelle organisation pouvait ainsi avoir intérêt à détruire l'enseignement, et à terme, la civilisation qui fabriquait de si jolies voitures ?

Il avait commencé sa carrière de façon étrange, en lançant un nouveau type de syndicalisme en milieu enseignant qui reposait sur un dispositif complexe, assez proche au fond des mécanismes de la prestation de services. D'abord, il était parti du constat que si l'enseignement pouvait faire l'objet d'attaques aussi grossières de la part du Complot, c'était parce que l'enseignant lui-même en son concept était un pleutre, et même, avait-il risqué, le PPDG : le Plus Pleutre Du Globe. Cette théorie du PPDG lui était venue un jour qu'il donnait un cours sur les Clercs et les Guerriers ; à son sens, l'enseignement aurait dû être le fait de fiers barons et de chevaliers braillards, et non de clercs obéissants et capables de trouver des justifications et des nécessités dans les pires misères qu'on leur faisait subir.

Il comprit aussi que les médiocres revenus des PPDG leur interdisaient les grèves à répétition : les plus petites velléités de tentatives de grèves chez les enseignants étaient alors obérées par les échéances de paiement des magnétoscopes à tempérament. Alors même qu'une campagne judicieusement orchestrée laissait entendre que les grèves de professeurs ne servaient à rien, et ne gênaient personne, au fond (si ce n'étaient justement les professeurs affublés d'enfants en âge de suivre des études et derniers à croire en l'utilité de celles-ci, et à se soucier de délais et de programmes... ) il eut l'idée qui fit son succès et relança pendant quelques temps les mouvements sociaux dans le corps habituellement inerte des professeurs.

Il constitua à partir de réseaux d'informations aléatoires et informels une liste, par département, des médecins suffisamment tocards, en mal de malades, ou fuis de patients réguliers pour ne plus arriver à fonctionner que grâce au monnayage des congés-maladie. C'est ainsi qu'il parvint à déclencher des arrêts de travail assez unanimes dans quelques régions, réputées par ailleurs pour leur pléthore de médecins. Mais les limites de son action ne tardèrent pas à se faire sentir : il y avait beaucoup de mécontentements, trop, si bien qu'il se révéla rapidement plus difficile de fédérer des revendications contradictoires, parfois divergentes, toujours incohérentes, que d'établir des listes exhaustives de médecins nécessiteux. Les mouvements se prolongèrent sur l'erre des demandes de congés-maladie, puis s'éteignirent, le laissant seul sur le côté de la route. On l'avait promu chercheur en Sciences de l'Éducation. Cet homme était intarissable. On l'avait fort heureusement coupé.

Palerno commençait à craindre que ces palabres oiseuses tournent au jeu des métiers, quand tous sentirent un ralentissement dans les bruits des verres, et cette sorte de silence se fit, qu'on a scrupule à rompre. Les résonances sur les palais s'amortirent.

Et un homme s'est avancé dans la pièce. La foule s'ouvrait à son approche, des femmes le touchaient au passage, éprouvant sa consistance, ses épaules, ses bras. Il s'est approché de la rosace des Fixes, et quelqu'un s'est levé pour lui offrir son siège. Il s'est assis en croisant les jambes, et ce faisant, leur mettant sous le nez ses santiags à motifs surpiqués.

– J'ai été séquestré.
Si tellement d'attentions, tellement de prévenances se manifestaient autour de Mi Lang Pham, c'est parce qu'il était ce qu'il convient d'appeler un disparu. Il avait travaillé comme auxiliaire à l'Institut, et puis, il y a deux ans, il était allé tenter fortune aux U.S.A., une université de l'Ouest. Au début, quelques placards agrafés dans le hall avaient fait part de ses succès et de son confort, des photocopieuses couleur qui traînaient partout et des facilités d'accès à toutes sortes de documents incroyables. Il avait parlé de ces photocopieuses dans plusieurs de ses lettres, censées exciter le dépit peut-être, exalter l'appétit de ses anciens collègues - mais quoi photocopier ? - et puis plus rien.

Il n'avait plus écrit.

Ensuite, ce fut moins que rien : l'Institut avait tenté de le contacter pour régler de ces problèmes administratifs qui ne font jamais défaut à qui sait s'en soucier. Rien, pas de réponse. Rien non plus quand on avait essayé de joindre l'Université de l'Ouest, son administration de tutelle. Mi avait disparu, et un rite de couloir s'était installé, qui consistait à demander des nouvelles de la disparition de Mi, la disparition, où on en est ?

Une enquête sur place avait été ouverte, qui piétinait.


Ouvrant les guillemets d'un nonchalant va et vient de santiag, il commença par nous raconter comment, après quelques mois idylliques où il avait partagé son temps entre les photocopieuses polychromes et des étudiants avides de théories postmodernes, les choses avaient commencé à se gâter. En fait, tout s'était déclenché à une date très précise, un 25 juillet.

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