Si tu en as le courage.
Émily-Lou


 

 

– Monsieur,

Permettez-moi de réagir à votre article La ruche, les media, la reine, mais où est donc le miel ?

La vie a voulu - mais ce serait une trop longue histoire - la vie a voulu que depuis de nombreuses années j'aie eu à me pencher sur les abeilles, sur les ruches, et, voyez comme c'est étrange, je reproduis, en m'inclinant sur cette feuille où je vous écris, la cambrure qui est la mienne quand je me penche sur la ruche.

Je relis ces quelques lignes et vois que vous pourriez croire avoir affaire à un apiculteur, et ce n'est pas le cas, pas du tout, et même, je me rapproche en cela de la problématique de votre article : du miel, je vois rarement la couleur.

J'étudie la vie des abeilles, et venons-en au fait : je veux vous parler des quelques métaphores dont vous avez passementé cet article plus haut cité. Autant vous le dire de suite, cette lettre n'aurait de sens que dans la mesure où vous auriez cru parler en vérité là où je ne puis m'empêcher de lire des images, même s'il se trouve que ces images recèlent un fond de vérité. Je vous invite donc à lire cette lettre comme un divertissement, même si elle prend souvent l'allure de la critique. Je ne me sens guère l'âme d'un redresseur de torts, et il m'arrive plus souvent qu'à mon tour de croire que tout le monde au fond, a raison. Je voudrais tout de même vous signaler que tout lecteur n'est pas forcément dupe devant un article d'allure scientifique. Dans cet ordre d'idée, n'est-ce pas vous justement, qui avez parlé d'un effet « Canada Dry » de la théorie scientifique ? Mais, bon, votre article affiche les marques de la réflexion scientifique, pourquoi alors ne pas jouer ce jeu ?

Vous vous servez par deux fois d'analogies entre les sociétés d'abeilles et les sociétés humaines.

La première analogie, d'ordre physico-chimique, correspond davantage, je le crains, à une rumeur, ou à un fantasme, qu'à une véritable donnée scientifique. D'un côté, la ruche, et la stérilisation - pardonnez-moi, vous dites « castration ». Non : stérilisation - qu'impose la reine à ses filles pour qu'elles ne puissent exercer la jouissance d'être reines. De l'autre, les media : vous prétendez que les bombardements cathodiques à haute dose provoqueraient l'inhibition du chromosome Y chez les hommes, et par voie de conséquence la génération de filles plus nombreuses, et à terme - mais un terme non fixé - la stérilisation de la société.

L'analogie, malgré toutes ses dissymétries, pourrait être intéressante si elle était vérifiée, et pas seulement factuellement, mais dans des conditions d'observation rigoureusement scientifiques. Ceci dit, j'ai compris, à vous lire et relire, que vous ne raisonniez pas suivant le modèle des sciences expérimentales, et que le mot « vérité » résonnait autrement chez vous que dans ma tribu.

La deuxième analogie, qui fait le fond de votre article, m'a paru autrement plus intéressante. Vous mettez en parallèle l'émission par la reine des phéromones, qui règlent « en temps réel » l'état de la colonie, son humeur, ses affects, son dynamisme, et l'influence de la télévision sur le fonctionnement de la société, asthénie, déprime, ou brusques envolées d'enthousiasme. Cette analogie intervient dans votre développement à titre d'hypothèse, et, voyez comme c'est curieux : cette hypothèse est plus crédible que votre affirmation péremptoire sur les bombardements d'électrons féminisants. Mais peut-être cela ne vous surprend-il qu'à moitié ?...

Une hypothèse, donc, mais je me suis amusé - expérimentaliste, on ne se refait pas - je me suis amusé à observer mon entourage, mes collègues de laboratoire, tous étonnamment télévores soit dit en passant, et j'ai fait des recoupements (je joins en annexe à cette lettre une étude qui s'étend d'Avril à Juillet de cette année ; vous verrez que plus on avance dans la saison, et plus l'influence supposée de la télévision se délite et s'atténue. Ou bien est-ce seulement que les gens accordent plus d'attention au soleil qu'à leur poste ? À voir).

Cette étude m'a donc permis de constater que, certes, il y a « quelque chose », et que ce quelque chose est, comme vous le dites, très indirect, non mécaniste, au sens où par exemple j'ai constaté qu'un film comique ne rend pas directement euphorique le public qui le regarde, comme les actualités ne le rendent pas systématiquement sombre et angoissé. Il s'agit bien plus, comme vous le suggérez, d'une sorte de stress télévisuel, une fatigante inquiétude, une frustration entretenue. Et vous n'abordez pas ce point dans votre article, mais je m'en suis aperçu en poussant mes cobayes dans leurs retranchements, une frustration comme auto-entretenue par l'usage de la télécommande.

Bien. Voici pour la pertinence relative de cette métaphore. Bien sûr, à condition qu'il ne s'agisse que d'une métaphore, et pas d'une mise en parallèle à prétention scientifique. La télévision produit sur les téléspectateurs un effet comparable à celui que produit la reine sur ses filles, mais on doit se garder de tout anthropomorphisme, et croyez-moi, je sais que cela demande un effort de tous les instants. La ruche n'a rien d'humain. En parler en terme de société a à peu près autant de sens que dire qu'un amas d'étoiles, ou une touffe d'herbe, est une société.

Où je veux en venir ? Aux conclusions de votre article.

Vous vous amusez à comparer les effets : en gros, vous dites que, certes, les abeilles sont esclavagisées par leur reine, mais qu'au moins, il y a le miel. Et vous cherchez, avec une cruauté complaisante, ce que pourrait bien être le miel d'une société pilotée par la télévision (votre paragraphe sur les polymères et les dérivés des hydrocarbures m'a beaucoup amusé). Mais je crois que votre question n'est pas la bonne. Bien sûr, je comprends qu'à déplacer une question, ce soit aussi les enjeux de cette question que l'on déplace, mais j'ai l'intime conviction d'avoir, en ce point, plus raison que vous ! La bonne question est « mais où est donc la reine ? » Où est la volonté qui se dissimule derrière le petit écran et qui produit rabougrissement de l'intelligence, stéréotypie des comportements, passivité intellectuelle. Tant que vous ne serez pas capable de répondre à cette question, je crains que votre métaphore ne reste entre vos mains un jouet stérile.

 

Attentivement,

 

Docteur Étienne Charpentier.

 

P.S. Je vous autorise bien-sûr à reproduire les fruits de mon enquête. J'y ai joint un sondage paru dans un hebdomadaire à la même époque. Mais au fond, tout cela, est-ce bien votre style ?

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