C'était un commando d'activistes mediolâtres, dont on voyait bien que le petit écran les attirait davantage par le côté tube cathodique, que par le fauteuil et la télécommande en pantoufle. D'invraisemblables activistes en quête d'une action d'éclat, prêts à casser tous les miroirs parce qu'ils avaient entendu dire qu'on pouvait passer de l'autre côté. Ils étaient en âge d'étudier, ils auraient pu apprendre beaucoup, même en écoutant ce soir Edward Fraight dans sa performance de restauration de Mac Luhan, même en écoutant Palerno qui commençait à mieux cerner quelle allait être la teneur de son propos. Ils ne semblaient pas disposés à vouloir faire des efforts.

commencèrent à scander quelques-uns qui n'avaient pas reconnu Fraight à la tribune. Il y avait deux groupes, l'un était entré par la travée centrale, et l'autre déboulait par l'anse gauche de l'amphi. Palerno vit à quelques regards échangés que ces frétillants contestataires étaient fiers de cette stratégie, et satisfaits de l'efficacité de leur organisation.

Tous dans l'amphithéâtre avaient compris très vite que le claquement hargneux qui avait coupé l'élan du conférencier avait en fait été provoqué par le heurt d'une batte, ou d'un manche de pioche sur les boiseries des travées. Côté public, quelqu'un hurla, comme une grosse plaisanterie éculée qui va faire l'unanimité, ou qui va, au moins, désamorcer une situation trop tendue:

Le fascisme ne passera pas !

Ce fut comme un signal. Quelques uns des séides obliquèrent sur Edward Fraight qui jura en anglo-saxon, abandonna ses notes éparses, et s'éclipsa en coulisses. Les hommes du commando s'égaillèrent dans la salle et se mirent à frapper de façon désordonnée du bois, des auditeurs, des feuilles oubliées sur quelques pupitres. Palerno ne put s'empêcher de s'en amuser: comme dans ces drames de science-fiction à caractère ethnographique un peu niais, où des créatures primitives, contre toute vraisemblance, punissent des objets qui leur sont d'étranges fétiches.

Palerno observa sa montre. Le commando semblait autogéré, il n'avait pas de plan, seulement une énergie désespérante, mais qui irait s'épuisant, forcément. Le désordre atteignit ce qui semblait son acmé, et Palerno simula une sortie par l'aile droite restée sans surveillance. Son allure était celle de la victime, son regard était fuyant, ses épaules voûtées. Un jeune homme armé d'une batte ne tarda pas à le repérer, fila dans son sillage. La porte n'était qu'à quelques mètres, avec une inscription encourageante en latin sur le linteau. Il la franchit, et l'autre lui emboîta le pas, non sans un enthousiasme juvénile sur ses traits poupins, et la satisfaction de l'avoir reconnue. Quand il le retrouva derrière la porte, Palerno avait pivoté, armé son pied, qu'il décocha dans l'avant bras du jeune enthousiaste. Son bâton roula, et derrière la porte, une voix féminine et mûre hurla

– Arrêtez cette violence, pourquoi, merde.

L'autre n'avait plus de bâton dans les mains, et Palerno saisit doucement cette main tendue, empoigna l'épaule du mirliflore et remonta sèchement son genou sur le coude, comme stupidement offert en spectacle, en sacrifice. L'avant-bras formait maintenant un angle désordonné.Palerno put lire sur les traits si jeunes du médiolâtre, tellement peu marqués, qu'il croyait, ou qu'il voulait croire (qu'en sait-on, en de pareils moments ?) avoir affaire à une mauvaise plaisanterie. Bien sûr, c'était une victime, il remplissait les conditions pour une quantité d'acceptions du mot qui aurait pu donner le vertige à un lexicographe. Est-ce pour autant qu'il devait susciter la pitié ? Il vit le petit officier que Palerno serrait dans son poing - un couteau qu'on utilise ordinairement à l'office, très tranchant, mais dont il se servait comme d'un coupe-papier. Palerno le tenait ferme en sa main. Toute expression quitta alors le visage si jeune, et Palerno chercha avec sa lame un chemin entre les côtes, le trouva, et tourna la lame trois fois. Le mediolâtre râla, et ce fut tout.

Pourquoi toute cette violence ?

Le calme se rétablissait dans l'amphithéâtre; des appariteurs étaient intervenus, le commando refoulé, on relevait les blessés, on les évacuait. On prévint Palerno que Fraight était rentré directement à son hôtel. Profondément choqué, il n'avait pas l'intention de donner suite à cette fucking conférence, l'estrade était libre.

Et Palerno parla pendant deux heures.

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