Quelqu’un pour ouïr, quelqu’un pour dire, et l’affaire est faite !
R. Bradbury


Il l’avait déjà croisé dans les couloirs de l’Institut : c’était un ingénieur qui travaillait naguère à son compte, et que le directeur de l’Institut avait engagé récemment dans des conditions obscures. On avait parlé de folie des grandeurs, de chantage peut-être, de passe-droit. De magouilles aussi. Palerno le sait : les administrations, les entreprises, les établissements scolaires même, disposent maintenant d’un spécialiste : un Expert en matière informatique.
De ces hommes capables en quelques clics de restaurer des données que l’on savait forcloses, retrouver des fichiers que l’on avait trop légèrement détruits, de réparer des erreurs fatales (car c’est ainsi que parlent les machines : des ERREURS FATALES. Palerno l’a vu sur des écrans).
L’Expert se reconnaît souvent à son accoutrement minimaliste, une mode qu’on prétend promue par Bill Gates en personne, dont Bill Gates n’est sans doute qu’une manifestation, un épiphénomène et dans laquelle Palerno voit un simple effet de contagion métaphorique des Puces de Clignancourt vers celles de la Silicon Valley. Et l’Expert de l’Institut est ainsi : pantalon trop court, et dont le pli évoque une lame de rasoir émoussée, que laisse augurer son médiocre rasage. Toile Denim, ou velours à côtes, c’est selon. Étonnant chandail à col rond, ellipse vague, et qui transcende les saisons. Dans tout cela, une tension vers la bure et sa robe, qu’on sent dans la coiffure aussi.
Et puis le regard, qui est à soi seul une concise déclinaison du mot virtuel. Palerno ne se sent pas particulièrement transparent, mais il lui arrive de jeter un coup d’œil inquiet derrière lui, quand l’Expert lui parle. La consistance diaphane de son regard.

 

Alors, Palerno, et l’Internet ?


Et comme c’est très souvent le cas dans la plupart des administrations, des entreprises, et des établissements scolaires, l’Expert en informatique a mué ces derniers mois en Expert de l’Internet.
Trouver le bureau de l’Expert. Explorer les recoins les plus reculés de l’Institut, de ces sortes d’endroits où pourraient commencer des histoires, théâtres de scènes à surprendre, d’échanges interdits, paroles qu’il aurait mieux valu ne jamais entendre, enlèvements maladroits. Cette qualité de silence des salles vides où l’on a beaucoup parlé.
Il suivit les couloirs obscurs et frappa à de mauvaises portes, revint sur ses pas et prit des ascenseurs, traversa des salles désertes en enfilade, parallèles à de longs couloirs. Et puis une porte, du verre dépoli, un carton en son centre : « Charon ». L’Expert de l’Institut avait entendu parler de Palerno – comment en aurait-il été autrement ? – de ses mauvaises manières, y compris à l’égard du matériel. Palerno affecta de ne pas tenir compte de la méfiance ostentatoire qu’il lui manifestait. Cette façon de glisser ses doigts nerveux dans la chevelure des câbles, au dos des machines.
Gratuitement.
De reculer, apparemment navré, l’écran de quelques centimètres.
D’éprouver, comme à regret, la qualité du glissé de la souris sur son tapis.
Et regardant encore si loin derrière Palerno, si loin. Mais avec un sourire cependant.

Alors, Palerno, Internet ?


– Monsieur Palerno...
– ...
– « Charron ». C’est une plaisanterie. À vous spécialement adressée. Je ne suis pas Charon.
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