Welcome to the soft parade !
J. Morrison

 

 

– M. Palerno, croyez-vous que le cri de la chouette ne soit qu'un cri, qui s'épuise en lui-même et en lui-même trouve sa propre fin ?

Palerno toussa légèrement pour s'éclaircir la voix, et tâcher de la faire aussi belle et profonde que celles de la confrérie. Il était déjà suffisamment fâché de n'avoir pas son chapeau mou, qu'il avait eu envie, à plusieurs reprises, de rejeter en arrière.
– J'ai bien aimé ce que vous avez dit de l'aigle et de la chouette, mais, voyez-vous, quoiqu'ignorant des rudiments de l'ornithologie, je crains que ces oiseaux ne se rencontrent jamais, si ce n'est sur les tringles des naturalistes. Ce qui fait, si vous voulez bien me suivre, que la chouette ne peut jamais être comprise que de ses semblables, bêtes de lune et de l'ombre, et comme elle n'intervient jamais qu'à la nuit tombée, je crains qu'elle ne comprenne rien au fond des histoires que voient les aigles, et les aigles n'ont cure de ce qu'on raconte du jour déjà mort. Et même, il y a fort à parier que n'ayant jamais rien vu de ce que trame le jour, la chouette n'ait fait qu'en entendre parler, ouï-dire, c'est tout. Rien que des ragots de chouette, rumeurs et colportages. En bref, pour anticiper la question suivante à laquelle je vois bien que vous ne pourrez manquer de venir, je ne crois pas qu'on ait affaire à un Complot, seulement quelques pulsions paranoïaques en mal d'objet, d'un côté, et de l'autre, le libre jeu des lois du marché. Vous savez ? Certains offrent, d'autres demandent ... un aigle passe et ramasse la mise.
Distrait par ces nombreuses paroles, Palerno lâcha l'atomiseur dont il avait menacé tout à l'heure le frère Guglielmo. La bombe rebondit sur la terre battue, fit résonner longuement sa bille avant de s'immobiliser. Principe du culbuto. Frère des Courbes leva les yeux de son écran.
– Nous n'en finirions pas, je crois, d'étaler nos divergences, et que vous ne soyez pas nous, ne nous surprend au fond que fort modérément. Voyons plutôt ce qui peut nous rassembler. Nous voudrions, M. Palerno, vous laisser l'occasion de faire un geste. Nous savons que votre éditeur doit publier le mois prochain un recueil de vos articles et conférences, assorti d'une préface et augmenté de corrections. Nous aimerions vous voir remanier un chapitre, cet article, vous savez, « Audimat, le triangle des berlues ». L'affaire sans doute de quelques paragraphes seulement.
Il alluma une nouvelle cigarette, en tira quelques bouffées prudentes, comme pour en tester la résistance. Le Frère à la voix de miel le relaya :
– Vous manquez singulièrement d'indulgence, M. Palerno, et je ne puis m'empêcher de croire que cela finisse par vous troubler l'esprit. Nous voudrions que vous introduisiez dans cet article un peu d'indulgence.

– Le Triangle des berlues. Vous posez dans cet article que l'Audimat ne peut être considéré comme un reflet fiable. Il s'agirait d'une image de la population téléspectatrice déformée comme en un prisme.

– Mais, par une de ces sortes de pirouettes dont vous êtes coutumier, prenant prétexte de la platitude de l'écran, vous faites du prisme un triangle.

– Nous vous avons bien compris, M. Palerno ?

– Oui, mais ce n'est pas le fond de l'article.

– En effet. Vous prétendez que ce reflet est faux, parce qu'il passe au filtre du triangle. Selon vous, le sujet soumis à l'Audimat n'est jamais seul, et jamais vraiment lui-même : se sachant observé, guetté, consigné, il sélectionne non les programmes qu'il souhaiterait réellement regarder, mais ce qu'un téléspectateur abstrait, modèle, le téléspectateur dans la tête, dites-vous, aimerait voir.

– Celui que vous appelez le téléspectateur RDC, sans doute le téléspectateur de base, le téléspectateur plancher. Pourquoi « Rez de Chaussée », pourquoi cette comparaison avec une maison ?

– Roi Des Cons, rectifia Palerno.

– Oui, nous y revoilà...

Une amertume insondable dans la voix. Palerno se demanda comment il était Dieu possible d'être aussi cabotin, et il esquissait à larges traits une théorie des Religions fondée sur le pathos cabotin, quand le moine reprit la parole :
– Selon vous, la qualité exécrable des programmes s'expliquerait à 78 % par cette image RDC. 78 % ... Les personnes soumises à l'Audimat se complairaient ainsi à sélectionner le pire, parce qu'elles croiraient que leurs voisins, leurs collègues de travail, leurs conducteurs d'autobus feraient ce choix.

– Vous vous faites une image catastrophique de l'humanité, M. Palerno.

– C'est cela que nous souhaiterions vous voir changer.

– Et avec une idée qui ne serait pas forcément pour vous déplaire, nous y avons réfléchi, nous quatre ici présents. Une idée de pente.

– Bien sûr, il est hors de question que nous écrivions ce paragraphe à votre place. Juste une idée.

– Nous acquiesçons au fond quant à l'image déformée par l'Audimat. Mais nous souhaiterions vous voir la nuancer en introduisant l'idée de pente.

– Contre la désespérance.

– La pente, en quelques mots : le sujet soumis à l'Audimat choisit le pire non par un motif interne - bassesse, veulerie, comme vous vous plaisez à l'écrire - mais à cause de la télévision, par la faute du medium télévisuel tel qu'il s'est dessiné ces dernières années.

– À titre argumentaire, on pourrait imaginer, aussi bien, que si l'on soumettait à l'Audimat un spectateur au théâtre, le visiteur d'une exposition, il pencherait vers le meilleur. Question de pente.

– Ou si la télévision se revalorisait. Ne croyez-vous pas qu'il serait possible d'inverser la pente ?

– Vous ne répondez pas, M. Palerno. Il est vrai que, vue la façon dont notre proposition est formulée, elle n'appelle pas de réponse immédiate. Nous attendons cet article comme un signe, M. Palerno, comme la promesse d'un fructueux travail en commun. Bien sûr, il ne saurait être encore question de vous faire visiter les lieux, mais sachez que c'est une ville qui se cache derrière ces murs, au dessus de nos têtes : des acteurs, cameramen, scénaristes ... Nous savons que vous avez lu un scénario sorti tout droit de ces studios, même s'il semblerait qu'il y ait eu de la part d'Instructor une tentative de ... détournement, quant à l'usage de ces scénarios.

Le moine contemplateur l'interrompit d'un geste, et l'autre reprit, s'efforçant de modérer son enthousiasme :
– Quoi qu'il en soit, sachez que si vous ne travaillez pas avec nous, vous serez un jour ou l'autre amené à travailler en fonction de nous.
Palerno les fixa tour à tour dans leurs yeux maintenant tous à découvert. Le Frère Contemplateur n'allait pas tarder à expulser la fumée accumulée de toute une cigarette. Palerno se baissa pour ramasser l'atomiseur, tendit au Guide la canne d'Instructor, et se leva.
– J'y réfléchirai.
C'était en fait tout réfléchi. Palerno avait entendu dire que Platon déjà en son temps croyait qu'il suffisait de connaître le Bien pour éprouver le désir de le faire, et lui, cédant au fond à une illusion très proche, ne pouvait arriver à croire qu'on pût penser, après avoir lu ses articles – et c'étaient ce que prétendaient ces moines : ils s'étaient appuyé ses œuvres complètes ! – qu'on pût penser que les effets produits par la télévision étaient au fond réductibles à une simple affaire de contenu ... La qualité des programmes ... Ce n'est pas vrai, s'énerva Palerno, il n'est pas Dieu possible que des ... idéalistes pareils puissent commencer à lire ce que tu écris !

Il était à mi-chemin de la rage et de l'amusement, et remontait le pan incliné qui forçait à baisser la tête quand il perçut la rumeur confuse de pas précipités, et d'une voix qui l'appelait :

– Monsieur Palerno, vous ne nous avez pas dit comment vous vous étiez procuré ceci.
Le moine tourier tendait du bout des doigts la canne d'Instructor, comme écœuré par les odeurs de violence qui y traînaient encore.
– J'en parlerai dans un prochain article !
Et Palerno pressa le pas, distança ce Frère Essoufflé, et finit par retrouver le bureau où il avait giflé la femme qui criait si fort. Ses cheveux étaient tirés en arrière, les tempes très dégagées, des cheveux minuscules s'y ébouriffaient. Il avait toujours ressenti une attirance inavouable pour les religieuses, leurs tempes claires, cette sorte de virginité pleine de ferveur. Le voyant passer, l'apparente nonnette assise à son clavier lui jeta un regard en biais, un regard de reproche comme une vraie secrétaire sait en adresser à un banal intrus. Fermant la porte du bureau, il s'assura que la disquette marquée WOA était bien dans sa poche, et il tourna les talons.

Le benêt au bassin avait maintenant fini de nourrir sa bête, les yeux tournés vers le soleil qui déclinait derrière les immeubles. L'activité dans les bureaux s'était ralentie, le temps n'était plus aux conférences informelles, on rangeait, on sauvegardait, on classait. Une voix lointaine l'appela encore, mais il n'eut pas le temps de se retourner. Dans la porte du hall, s'encadrait la silhouette grise, massive, de la grume qu'il avait abandonnée à son sort, lourd bois flotté, sur un quai entre Monceau et Anvers, sans doute Rome. Très vite, il pensa aux Rencontres, il pensa au Destin, au Retour Inévitable, et se précipita sur l'homme qui portait la main à sa poche. Quand il en fut à six pas, il lui jeta l'atomiseur de colle, il le lança doucement, lui faisant suivre une trajectoire courbe, lui imprimant une poussée légère, très légère et ostentatoirement inoffensive, et l'homme délaissa sa poche, tendit les deux mains en avant, comme appelant la passe, et bloqua le projectile. Il n'eut pas le temps de se réjouir de son exploit. Palerno avait pivoté sur lui-même, et projeté son pied qui le frappa au sternum. La brute se plia, Palerno avait à peine eu le temps de reprendre appui, il remonta son genou.

L'étrange créature au bord de l'eau n'avait rien perdu de la scène, elle souriait aux anges, béant à toutes ces plaisantes extravagances. Palerno se redressa, défripa sa veste, rangea sa chemise et arracha des mains de la grume, en passant, l'aérosol qu'elle n'avait pas eu le temps de lâcher. Le manteau de l'homme s'était ouvert, une belle étoffe. Il l'avait acheté dans un magasin de confection de Springfield, Illinois. Il avait été élevé au bon grain de la Corn Belt, cela expliquait bien des choses. Plus loin, dans l'ombre de la galerie, le moine qui l'avait guidé dans le souterrain le fixait d'un regard trouble, angoissé, une détresse insondable, les bras ouverts comme au signal d'une catastrophe, et Palerno ne sut que dire à ce regard. Il adressa à l'homme le même petit signe équivoque, entre index et majeur, dont il avait gratifié à son arrivée la créature au bord de l'eau. Et il s'engouffra dans le hall, dégringola quelques marches, sûr de retrouver ce qu'il avait vu à son premier passage, une armoire électrique d'aspect solide, comme essentiellement hermétique, mais qu'il força très facilement comme on peut le faire des choses dont on ne se soucie pas de ce qu'elles puissent resservir. Câbles, fiches et contacteurs. Se pourrait-il que tout cela pût résister au Hasard ? gronda Palerno. Et méthodiquement, aléatoirement, il déficha et reconnecta, pressa et enficha, força et sectionna, et enfin, la porte d'entrée émit un chuintement comique, fscchhhh, comme un pétard mouillé, et d'elle même s'entrouvrit dans un grincement. Fais chier la bobinette ! exulta Palerno, ne cessant de combiner câbles et fiches, forçant à rejoncter ce qui s'était abandonné à disjoncter. Et puis il constata qu'il s'était coupé, que son doigt saignait, et cela freina son ardeur. De la galerie, commençaient à parvenir des cris, de ces cris qui naissent des événements violents et inattendus, incontrôlables, court-circuits et flammes.

 

Il changea deux fois de taxi, prit soin de se faire déposer dans une station populeuse, à deux blocs de son immeuble, abandonna l'aérosol dans le deuxième : la buse était inutilisable, la flamme l'avait boursouflée en une lippe qui lui faisait un sourire narquois. Le trajet à pied jusqu'à l'appartement lui fut nécessaire pour reprendre son souffle, retrouver un rythme cardiaque cohérent. Il ne vit pas la concierge. Émily-Lou n'était pas encore rentrée. Bien en évidence sur une clayette du réfrigérateur, deuxième étage, il trouva un paquet de feuilles, étrangement froides et que rien ne protégeait. Tapé à la machine. Elle avait simplement tracé sur la première page, au centre en gros caractères d'imprimerie, et sans égards pour la jolie voie lactée qu'on y avait dessinée.

 

LIS !

Suite ...